Aphra Behn

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B. Cole, ‘Portrait of Aphra Behn, after John Riley’, National Portrait Gallery, D30188, mid-18th century.

Abstract

Interpellant les consciences sur le thème de l’esclavage dans son roman Oroonoko (1688) et exaltant la liberté individuelle ou les droits des femmes dans ses pièces de théâtre, Aphra Behn est considérée comme une des premières femmes écrivains d’Angleterre. Ayant exercé comme agent secret aux Pays-Bas, elle fut auteur de pièces de théâtre et la première femme de lettres britannique à vivre de sa plume sous la Restauration. Ce statut inédit fut largement diffusé dans les cercles littéraires européens.

 

Une vie de plume et d'aventures

Il existe peu de traces de l’enfance d’Aphra Behn. Néanmoins, un manuscrit intitulé Adversaria (1690) du Colonel Thomas Colepeper, fait référence à la jeune Aphra Behn, fille d’un barbier, qui vivait à Wye dans le Kent. Née Aphra Johnston près de Canterbury, Aphra Behn fut baptisée le 14 décembre 1640. Mais peu de documents nous permettent de connaître ses premières années en Angleterre. Selon Angeline Goreau, Aphra Behn aurait bénéficié d’une éducation lui permettant d’acquérir la connaissance du français, de l’histoire, de la philosophie et de la littérature.1  Dans la préface de Histories and Novels (1696), Aphra Behn témoigne de sa jeunesse et relate, sans qu’il soit possible de le vérifier, un voyage qu’elle aurait effectué autour de l’année 1663 avec sa mère dans la colonie du Suriname, alors colonie hollandaise d’Amérique du Sud administrée par le gouverneur Anglais William Byam. Ce serait à partir de cette expérience qu’Aphra Behn aurait imaginé son célèbre roman Oroonoko, publié en 1688. De retour en Angleterre, en 1664, Aphra Behn épouse un marchant plus âgé, Johann Behn, qui meurt de la peste en 1665, la laissant veuve à l’âge de 26 ans. Brillant en société grâce au récit détaillé de son séjour au Suriname, Aphra Behn fréquente la cour de Charles II où elle noue des relations précieuses avec des cercles liés au théâtre. 

  • 1. Angeline Goreau, Reconstructing Aphra, a social biography of Aphra Behn (Oxford: Oxford University Press, 1980), p. 23.

Ayant accepté une mission d’espionnage aux Pays-Bas en 1665 pour le compte de Lord Arlington, Aphra Behn séjourne à Anvers sous le nom de code ‘Astrea’, tiré du roman pastoral d’Honoré Urphé, L’Astrée  (1607-1627), mais revient en Angleterre ruinée. Raoul Deberdt, dans La Revue des revues, évoquera cette figure étonnante d’espionne et de femme de lettres au XIXe siècle : ‘[c]’était l’Anglaise Aphra Behn, romancière, journaliste, dramaturge, et espionne politique aux gages du gouvernement britannique.’2  On dispose de peu de traces des aventures d’Aphra Behn sur le continent ; néanmoins, des lettres écrites à l’attention de Charles II témoignent d’un revers de situation de la jeune femme à son retour en Angleterre. Ruinée, se retrouvant en prison en 1667, Aphra Behn demande l’assistance du Roi et finit par sortir de prison. Ses lettres sont conservées aux Archives nationales de Londres et témoignent de cette étape dans sa vie. Dès lors, sa carrière d’écrivain commence. 

 

  • 2. Raoul Deberdt, ‘Les femmes journalistes’, La Revue des revues : un recueil des articles paraissant dans les revues françaises et étrangères (Paris, 1898), p. 168.

Écriture et sociabilité littéraire

Rompant avec l’austérité des écrits de la Restauration, Aphra Behn s’essaie au roman, à la traduction et à l’écriture de pièces théâtrales, dont The Rover (1677), dont l’intrigue met en relief les conséquences désastreuses du mariage arrangé sur la vie des jeunes femmes. Le succès de cette pièce perdurera tout au long du XVIIIe siècle. Son roman épistolaire, Love-Letters between a Nobleman and His Sister (1683), témoigne des premières formes du roman anglais. Très populaire dans sa forme et son contenu, il s’impose indéniablement comme un modèle du genre et préfigure l’engouement que porteront les lecteurs à cette tradition littéraire. D’autres productions théâtrales rencontrent le succès, The Amorous Prince (1671), The Dutch Lover (1673), Sir Patient Fancy (1678), The City Heiress (1682), et font d’Aphra Behn une personnalité en vue. Évoluant au sein de cercles d’amitié dans le milieu théâtral, parmi le Comte de Rochester, poète et dramaturge proche du roi Charles II, l’actrice Elizabeth Barry, le dramaturge Nathaniel Lee, le poète anglo-irlandais Nahum Tate et le dramaturge Edward Ravenscroft, Aphra Behn devient rapidement une femme auteur célèbre. Ses amitiés avec les comédiens, notamment l’actrice et maîtresse du roi Nell Gwynn, lui permettent de gagner en popularité et de devenir l’une des femmes écrivains les plus renommées de la Restauration en Angleterre.

Bien qu’adulée, Aphra Behn a toutefois souffert des critiques à son encontre, en tant que femme auteur dans un monde littéraire dominé par ses confrères masculins. La profession d’écrivain était un statut nouveau au XVIIe siècle, comme le rappelle Betty Schellenberg, et offrait une forme de respectabilité sociale. Peu de femmes écrivains néanmoins vivaient de leur plume.3

  • 3. Betty A. Schellenberg, The Professional Female Writer (Cambridge: Cambridge University Press, 2015), p. 29.

Avec ses confrères John Dryden et Thomas Shadwell, Aphra Behn est une autrice dont les pièces sont représentées dès 1670. Celles-ci font partie du répertoire théâtral de la Restauration : ‘Au dix-septième siècle […] la comédie se développe avec une effroyable licence ; Farquhar, Etherege, le duc de Buckingham, Wycherley, Congrève, et deux femmes, Aphra Behn et Suzanna Centlivre, sont des auteurs indécents’.4  

  • 4. Dictionnaire universel des connaissances humaines (Paris : Lacroix-Comon, 1857-1859), p. 49.

Dans l’histoire littéraire du XIXe siècle, les historiens de la littérature évoquent ‘Miss Aphra Behn, célèbre aussi sous le nom d’Astrée ; ses comédies sont au moins aussi indécentes que celles de ses prédécesseurs. Rien de plus romanesque que sa vie, qu’elle a racontée dans le roman, Prince Oroonoko’.5  Les liens qu'entretient Aphra Behn avec la culture française de la fin du XVIIe siècle sont également importants. Janet Todd trouve la trace d’une visite à Paris en 1683, où Behn fréquenta les salons, découvrant des figures sociales et intellectuelles et de ‘beaux esprits’, parmi lesquels Scarron, Scudéry, Molière, La Rochefoucauld, Fontenelle et dont le contact l’inspirera pour concevoir ses poèmes, ses romances et ses pièces.6  Parfaitement francophone, Aphra Behn était également traductrice, comme de nombreux auteurs de l’époque.

 

  • 5. George Hardinge Champion, Études littéraires, ou Cours complet de littérature anglaise : à l'usage des maisons d'éducation (Paris : Stassin et Xavier, 1849), p. 111-112.
  • 6. Janet Todd, ‘At London and Paris : Pursuing Behn’s French connections’, in Mary Ann O’Donnel, Bernard Dhuicq and Guyonne Leduc (ed.), Aphra Behn, identity, alterity, ambiguity (Paris : L’Harmattan, 2000) p. 259.

Le succès d’Oroonoko, critique du colonialisme 

Outre les productions théâtrales, le plus grand succès littéraire d’Aphra Behn est bien le court roman Oroonoko ou l’esclave royal (1688), qui sera traduit et publié en France en 1779,7 dans lequel elle dénonce l’hypocrisie occidentale et la traite négrière, préfigurant ainsi les premiers romans philosophiques. Inspirée par son séjour en Amérique du Sud, l’histoire se déroule loin du pouvoir central londonien, au Suriname, qui était alors une colonie britannique avant que celle-ci ne soit prise par les Hollandais. Au XVIIe siècle, les Anglais participaient, comme d’autres pays européens, à la traite d’esclaves, notamment aux Barbades. Avec la Charte de la Company of Royal Adventures of England Relating to Trade in Africa (1663), le commerce d’esclaves était reconnu officiellement par le roi Charles II dans l’Empire britannique. Comme la plupart des pays européens disposant de colonies, les tribus des premiers habitants étaient vues comme des peuples primitifs qu’il s’agissait d’instruire ou comme des sauvages qu’il convenait d’assujettir : 

  • 7. Aphra Behn, Oroonoko (Versailles : S. Dasier, 1779).

Those who want Slaves, make a Bargain with a Master, or Captain of a Ship, and contract to pay him so much a-piece, a matter of twenty Pound a Head for as many as he agrees for, and to pay for ‘em when they shall be deliver’d on such a Plantation.8

  • 8. Aphra Behn, Oroonoko; or, The Royal Slave, ed. Catherine Gallagher & Simon Stern (Boston: Bedford Cultural Editions, 2000), p. 41.

Le roman d'Aphra Behn anticipe donc le regard qui sera porté par les écrivains et philosophes des Lumières sur le commerce triangulaire, comme Montesquieu (De l'esclavage des Nègres, 1721) et Voltaire (Candide, 1759). Les lecteurs de l’époque découvraient dans son récit des personnages réels et des figures historiques autour de la description de la captivité du prince africain Oroonoko, qui fut vendu comme esclave aux colonies anglaises. De nombreux détails visaient ainsi à fournir un fond de véracité au récit, soulignant le caractère authentique de l’histoire relatée. Aphra Behn dépeint non seulement un Africain dans un décor que l’on peut qualifier d’exotique, mais elle le dote des plus nobles vertus et l'oppose à la corruption des Européens qui le trompent et le réduisent en esclavage. Contrairement aux récits d’explorateurs, le portrait d’Oroonoko est une vision imaginaire de la vie d’un Africain, dont les représentations étaient peu présentes dans les écrits de l’époque. Il est ici idéalisé et devient le symbole d’une dénonciation de l’esclavage. Il prépare ainsi le terrain au concept du ‘noble sauvage’, repris au XVIIIe siècle par les philosophes français. Ce roman servira de modèle aux abolitionnistes et inspirera à Voltaire son Candide (1759), participant aux luttes contre l’esclavagisme à une époque où le commerce triangulaire se développait fortement. L’histoire d’Oroonoko inspira différentes versions de part et d’autres de la Manche, témoignant de la circulation des idées d’Aphra Behn vis-à-vis de l’impérialisme. Dans la traduction française de Pierre-Antoine de La Place, l’orthographe du nom du héros est simplifiée en un ‘Oronoko’ moins exotique que dans la version originale, dans le souci de rendre le texte plus conforme au goût français. Cette traduction joua un rôle dans la sensibilisation des Européens au destin des peuples noirs ainsi qu’à l’esclavage. Malgré la renommée de ce roman, diffusé Outre-Manche, Aphra Behn termina son existence dans la pauvreté. Elle s’éteint le 16 avril 1689 et sera enterrée à l’abbaye de Westminster.

Cite this article
LE PAPE Isabelle, "Aphra Behn", The Digital Encyclopedia of British Sociability in the Long Eighteenth Century [online], ISSN 2803-2845, Accessed on 04/11/2024, URL: https://www.digitens.org/en/notices/aphra-behn.html

Further Reading

Cameron, William James, New light on Aphra Behn (Auckland: University of Auckland, 1961).

Duffy, Maureen, The Passionate Shepherdess : Aphra Behn, 1640-89 (London: Methuen, 1977).

Hutner, Heidi, Rereading Aphra Behn: History, Theory, and Criticism (Charlottesville; London: University press of Virginia, 1993).

O'Donnell, Mary Ann, Aphra Behn: An Annotated Bibliography (Aldershot: Ashgate, 1986).

Todd, Janet, Aphra Behn Studies (Cambridge: Cambridge University Press, 1996).

___________, The Critical Fortunes of Aphra Behn (Columbia: Columbia University Press, 1998).

___________, The Secret Life of Aphra Behn (London: A. Deutsch, 1996).

Woodcock, George, The Incomparable Aphra (London; New York: T. V. Boardman, 1948).

In the DIGIT.EN.S Anthology