Germaine de Staël

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Thomas Rowlandson & Augustus Charles Pugin, ‘Drawing room St. James's’, Metropolitan Museum of Art, 59.533.1671(46), 1809.
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Marie-Éléonore Godefroid d’après François Gérard, ‘Portrait de Madame de Staël’, Château de Versailles, MV 4784, c. 1818-1849.

Abstract

À son arrivée à Londres, en juin 1813, Germaine de Staël reçoit un accueil triomphal, étant célébrée comme l’opposante la plus tenace à l’Empire napoléonien et la première femme de lettres de son temps. Elle est toutefois bientôt déconcertée par les modalités de la sociabilité britannique, étant accoutumée aux réunions en petit comité et aux discussions mêlant politique et littérature – comme dans le cercle cosmopolite qu’elle réunit à Coppet. Cette notice entend explorer la distinction qu’elle établit dans sa correspondance et ses Considérations sur la Révolution française entre la sociabilité britannique et la sociabilité à la française, plus exclusive.

La vision qu’a Germaine de Staël (1766-1817) de l’Angleterre est d’abord intellectuelle1  : ce sont ses lectures qui, avant ses voyages, éveillent son intérêt pour le modèle politique anglais, qu’elle prône pour la France. Elle effectue trois séjours en Angleterre : le premier prend place sous le patronage des Necker en 1776, le deuxième en 1793, lors de son premier exil (elle réside alors à Richmond, ville des environs de Londres, avec les autres émigrés) et le dernier en 1813, point d’orgue du périple qui la voit échapper en mai 1812 à la surveillance de la police impériale, pour gagner l’Angleterre en passant par Vienne, Saint-Pétersbourg et Stockholm.

  • 1. Victor de Pange, ‘Le rêve anglais de Madame de Staël’, in Madame de Staël et l’Europe. Colloque de Coppet (18-24 juillet 1966) (Paris: Klincksieck, 1970), p. 175.

Staël débarque à Harwich le 17 juin 1813 en compagnie de sa fille Albertine, de son fils Auguste et de son compagnon John Rocca et prend le chemin de Londres, où elle parvient dans la soirée du 18 juin ; l’arrivée des voyageurs est annoncée par les journaux anglais quatre jours plus tard. Célébrée à la fois pour son œuvre et pour son statut d’opposante acharnée du régime impérial, Staël reçoit un accueil triomphal ‘au-delà de toute expression’.2  Ce nouveau séjour anglais la voit déployer une activité infatigable ; en plus de se mettre en rapport avec des figures politiques de l’opposition whig (Lord Grey, Lord Holland, Whitbread et Tierney) comme du gouvernement tory et de négocier la publication chez John Murray de De l’Allemagne, interdit de publication en France, elle travaille à ses Considérations sur la Révolution française (1818) et plaide auprès du vaste réseau amical qu’elle entretient à l’échelle européenne la cause de Bernadotte, en qui les libéraux voient un potentiel successeur de Napoléon sur le trône de France. 

  • 2. ‘Lettre à August Schlegel, 24 juin 1813’, in G. de Staël, Correspondance générale. Tome VIII. Le Grand Voyage (23 mai 1812-12 mai 1814), ed. Stéphanie Genand et Jean-Daniel Candaux (Genève: Champion/Slatkine, 2017), p. 295. On adoptera désormais l’abréviation suivante : CG-VIII.

En juillet, Lord Darnley invite les Staël à passer quelques jours dans sa demeure de Cobham Hall, dans le Kent ; ce séjour à la campagne, fait de promenades bucoliques et de réunions en petit comité, offre à l’autrice un contraste bienvenu avec l’effervescence de Londres.3  En août, la haute société londonienne prend ses quartiers d’été à Brighton, à Cheltenham ou à Bath. Optant pour Richmond, Staël et sa famille passent les mois d’août et de septembre à Gothic House, demeure au bord de la Tamise jouxtant celle de la duchesse de Devonshire, Lady Elizabeth Foster, amie fidèle de Staël (Balayé 371). L’autrice y fréquente quelques amis intimes, dont Lady Foster, Sir James Mackintosh,4  éminent avocat, ou Sir Harry Englefield, archéologue et écrivain (Balayé 372); cette sociabilité plus propice aux réunions intimes convient davantage à Staël (Balayé 372, 373).

  • 3. Norman King, ‘Le séjour de Madame de Staël en Angleterre’, in Simone Balayé (ed.), Les Carnets de voyage de Madame de Staël (Genève: Droz, 1971), pp. 367-368.
  • 4. Auteur pour l’Edinburgh Review d’un article sur De la littérature (1800), paru en Angleterre en 1812, évoquant Staël comme ‘the first female writer of her age’, The Edinburgh Review (vol. 21, n° XLI, février 1813).

Saison des country-house parties et de la chasse, l’automne voit les Staël séjourner dans plusieurs châteaux du sud de l’Angleterre (à Roehampton, chez Lady Bessborough, ou à Oatlands Park, chez la duchesse d’York). Rentrée à Londres fin septembre, Staël y rencontre Robert Southey et Samuel Taylor Coleridge et y fréquente Lord Byron et Samuel Rogers, entrevues dont rendent compte le journal du premier et la correspondance du second (Balayé 373). À la fin du mois d’octobre, Lord Lansdowne, whig modéré, invite les Staël à demeurer dans son château de Bowood, dans le Wiltshire (Balayé 374), où se réunit un cercle whig renommé. Ce séjour passé en compagnie de Rogers,5  Mackintosh, Dumont, Sir Samuel Romilly6 (Balayé 375) et Maria Edgeworth7  et partagé ‘entre la musique et la conversation’ (‘Étienne Dumont à Maria Edgeworth’, Balayé 377) enchante Staël, qui dans ses Considérations gardera le souvenir de ‘la plus belle réunion d’hommes éclairés que l’Angleterre et par conséquent le monde puisse offrir’ (Staël, Considérations, 377). Son retour à Londres, début novembre, coïncide avec la nouvelle de la victoire de Leipzig et la parution de De l’Allemagne, contribuant à accroître encore le succès de l’ouvrage et à en souligner la pertinence et l’importance politique (Balayé 385).

  • 5. Cf. sa lettre à Sarah Rogers datée du 25 octobre, dans P. W. Clayden, Samuel Rogers and his contemporaries, (London: Edler, Smith & Co, 1889), t. II, pp. 134-136.
  • 6. Parlementaire whig, il plaide pour une réforme du système pénal et pour l’abolition de l’esclavage (Balayé 382, n. 127).
  • 7. Citée dans les Considérations aux côtés de Fanny Burney, Hannah More, Elizabeth Inchbald, Amelia Opie et Joanna Baillie, ‘admirées en Angleterre, et lues avidement en français’, G. de Staël, Considérations sur la Révolution française (Paris: Charpentier, 1862), t. II, p. 379. Staël les connaît personnellement ; elle côtoie également Mary Berry, qu’elle ne cite pas, celle-ci ne devant publier son premier opus majeur qu’en 1828.

La société londonienne se reconstitue entre décembre et janvier ; malgré de brefs séjours dans des châteaux environnant la capitale (notamment à Brocket Hall, chez les Melbourne, où elle côtoie Lady Caroline Lamb (Balayé 385-386), future autrice), Staël réside dès lors principalement à Londres, d’où elle suit avec attention les événements politiques, qui s’accélèrent à compter de la bataille de Leipzig. En avril 1814, face à l’échec désormais avéré de Bernadotte et à l’invasion de la France par les puissances coalisées, Staël renonce à regret au séjour écossais qu’elle avait projeté au printemps8  et se rallie aux Bourbons. Après douze années d’exil, elle s’embarque pour Paris en mai, sans enthousiasme toutefois – sentiment que partage Albertine : ‘Je suis triste de quitter l’Angleterre, quoique certainement je ne m’y sois pas beaucoup amusée. Mais un Anglais est un être si noble et si vrai ! J’espère qu’ils viendront sur le continent et là ils seront très agréables’ (‘Albertine de Staël à B. Constant’, Balayé, 406).

 

Deux sociabilités distinctes

  • 8. Elle comptait notamment y rencontrer Walter Scott, qu’elle admirait beaucoup.

Le ‘tourbillon’ (‘L. à John Rocca’, CG-VIII, 298) mondain commence pour Staël dès son arrivée  à Londres :

‘Mme de Staël est arrivée vendredi soir, et pendant plusieurs jours elle a eu une levée9  au Brunet’s Hotel, où il y avait tant de monde qu’une voiture arrivait avec difficulté à se frayer un chemin à travers la foule de gens qui attendaient devant la porte’.10

  • 9. C’est-à-dire une réception en son honneur.
  • 10. Sylvester Douglas, baron Glenbervie, The Glenbervie Journals (London: W. Sichel, 1910), p. 164.

Premier membre de l’assistance à être présenté à Staël, Lord Byron incline ‘not the knee, but the head and heart in homage to an extraordinary and able woman driven from her own country by the most extraordinary of men’.11  En tout, l’autrice reçoit ‘trois cents visites en quatre jours, vingt invitations’ (‘L. à Hedwidge, reine de Suède’, CG-VIII, 328) et déclare, fin juillet : ‘Je connais toute l’Angleterre célèbre’ (‘L. à Lady Jane Davy’, CG-VIII, 344).

Habituée à la sociabilité ‘à la française, c’est-à-dire entre cinq ou six personnes’ (‘L. à Elisabeth Hervey, duchesse de Devonshire’, CG-VIII, 318), à ces réunions intimes où la conversation, ‘tour à tour littéraire et politique’ (Staël, Considérations, 379), se veut vive et brillante, Staël est déconcertée par les modalités de la sociabilité anglaise. Alors qu’à Paris on trouve, ‘toute l’année, des maisons où […] jouir d’une conversation très agréable’, Londres est désertée durant l’été et l’automne par la haute société, au point de paraître ‘frappée de contagion, tant elle est solitaire’ (Staël, Considérations, 365). L’heure y est en outre aux routs, grandes fêtes mondaines décrites notamment par Louis Sismond :

  • 11. Lord Byron, ‘Some Recollections of My Acquaintance with Madame de Staël’, Murray’s Magazine (vol. 1, 1881), p. 4.

‘Nobody sits; there is no conversation, no cards, no music; only elbowing, turning and winding from room to room; then, at the end of a quarter of an hour, escaping to the hall-door to wait for the carriage, spending more time upon the threshold among footmen than you had done above stairs with their masters’.12

  • 12. Louis Sismond, Journal of a Tour and Residence in England in 1810-1811 (Edinburgh: G. Ramsay, 1815), t. I, p. 28.

Benjamin Constant, de passage à Londres en 1816, déplore à son tour des ‘invitations sans cordialité, de la curiosité sans intérêt, d’énormes assemblées sans conversation.’13

Dans ses Considérations, Staël décrit plus avant la différence entre la sociabilité telle qu’elle  se déploie des deux côtés de la Manche :

  • 13. Lettre à Juliette Récamier, 27 février 1816, B. Constant, Correspondance générale. Tome X (1816-1818), ed. Cecil Courtney, Paul Rowe, Adrianne Tooke & Dennis Wood (Berlin: De Gruyter, 2015), pp. 43-45.

‘On est tous les jours invité à Londres à d’immenses assemblées, où l’on se coudoie comme au parterre […]. Il faut une grande force physique pour traverser les salons sans être étouffé, et pour remonter dans sa voiture sans accident ; mais je ne vois pas bien qu’aucune autre supériorité soit nécessaire dans une telle cohue. Aussi les hommes sérieux renoncent-ils de très bonne heure à la corvée qu’en Angleterre on appelle le grand monde […]. Ces réunions tiennent à la nécessité d’admettre un très grand nombre de personnes dans le cercle de ses connaissances. La liste des visites que reçoit une dame anglaise est quelquefois de douze cents personnes’ (Staël, Considérations, 363-364).

Ce fossé qui sépare la sociabilité à la française – celle des salons, ‘infiniment plus exclusive’ (Staël, Considérations, 363-364) – de celle qui a cours en Angleterre tient ainsi à l’ampleur du cercle amical de toute Anglaise, inversement proportionnelle au degré de familiarité liant les membres de ce cercle : ‘ce qui manque toujours ici, […] c’est l’intimité. Il y a de la famille, mais pas d’amitié de choix telle que nous l’entendons en France’ (‘L. à Lady Jane Davy’, CG-VIII, 344). De ce côté de la Manche, la familiarité ‘ne s’établit que fort à la longue’ du fait de ‘ce qu’on appelle en Angleterre la mauvaise honte (shyness), c’est-à-dire, cet embarras qui renferme au fond du cœur les expressions de la bienveillance naturelle’, en vertu duquel ‘l’on rencontre souvent les manières les plus froides dans des personnes qui se montreraient les plus généreuses envers vous, si vous aviez besoin d’elles’ (Staël, Considérations, 368).

Ces réunions mondaines guindées prennent bientôt pour Staël les contours d’un ‘océan de visages dans lequel tout se ressemble’ (‘L. à Schlegel’, CG-VIII, 316-317), cette ‘monotonie de société’ (‘L. à August Wilhem Schlegel’, CG-VIII, 295) suscitant chez elle une passivité et un ennui qu’elle redoute au-delà de toute expression :

‘Je retourne ce pays de toutes les manières pour y voir autre chose qu’un panorama, et jusqu’à présent je n’y réussis guère. […] J’ai vu des femmes en quantité, et des figures d’hommes, mais soit la difficulté de la langue en moi, soit l’uniformité des manières en eux, je ne reconnais presque personne et ce que j’éprouve surtout, c’est de l’ennui’. (‘L. à John Rocca’, CG-VIII, 303-304).

Desservie par ses difficultés à converser en anglais14  – et celles de ses hôtes, parfois, à parler français (‘il leur en coûtait tant de parler français que c’était une véritable mort’ (‘L. à John Rocca’, CG-VIII, 305), écrit-elle à propos d’un souper pénible chez Lady Foster) –, Staël éprouve un malaise qu’elle ne cache pas à ses proches : ‘je ne suis pas encore at home ici’ (‘L. à Carl Gustaf von Brinkman’, CG-VIII, 331-332), avoue-t-elle, ou encore : ‘il y a dans ce pays que j’admire quelque chose qui n’est pas du tout agréable' ('L. à John Rocca', CG-VIII, 333-334).

  • 14. Rogers note : ‘She speaks English well, but not fluently’ (P. W. Clayden, t. II, 132-135).

C’est que ‘nos habitudes continentales valent moins, mais nous conviennent mieux’ (‘L. à Lady Jane Davy’, CG-VIII, 389) ; l’Angleterre, ‘admirable’ (‘L. à Benjamin Constant’, CG-VIII, 427) pour son modèle politique, n’est pas aimable (au sens premier) pour autant. L’impossibilité pour les Britanniques de voyager en Europe est pour beaucoup dans cette différence de sensibilité entre les deux cultures : ‘Depuis que les Anglais ne voyagent plus ils sont, de leur aveu, beaucoup moins aimables. Le mélange des deux nations est nécessaire à chacune’ (‘L. à John Rocca’, CG-VIII, 319). Or le ressentiment anglais envers l’Empire complique les choses : ‘J’admire le pays que j’habite, mais avec raison il hait les Français et cela me fait mal’ (‘L. à Charles de Villers’, CG-VIII, 492), écrit Staël, précédant Constant qui, lors de son séjour, éprouve ‘le sentiment que tous les partis sont également nos ennemis et ceux de la France’, convaincu ‘qu’il y a plus d’affinité entre le dernier Français, le plus exagéré du parti qui proscrit le [sien], et [lui], qu’entre [lui] et l’anglais le plus libéral’.15

Aussi est-ce dans les réunions en petit comité dont elle fait l’expérience durant ses séjours dans la campagne anglaise, et notamment à Bowood, que Staël trouve le plus de réconfort durant son séjour anglais. Cette forme de sociabilité plus exclusive est bien ce qui se rapproche le plus, pour elle, de la sociabilité à la française, loin de la cohue des routs londoniens : ‘Quand un étranger […] est admis à des réunions peu nombreuses, composées des hommes transcendants du pays, il goûte, s’il en est digne, les plus nobles jouissances que la communication des êtres puisse donner’, écrit-elle dans ses Considérations – avant de conclure : ‘mais ce n’est point dans ces fêtes intellectuelles que consiste la société d’Angleterre’ (Staël, Considérations, 363). Encore faut-il donc, pour apprécier les ‘sociétés anglaises’, y être ‘heureusement placé’ (372).

  • 15. Lettre à Juliette Récamier, 27 février 1816, (Constant, CG-X, 43-45).
Cite this article
SAINTES Laetitia, "Germaine de Staël", The Digital Encyclopedia of British Sociability in the Long Eighteenth Century [online], ISSN 2803-2845, Accessed on 04/22/2024, URL: https://www.digitens.org/en/notices/germaine-de-stael.html

Further Reading

Boccardo, Laura, Aline Hodroge and Blandine Poirier (eds.), ‘Le Groupe de Coppet et l’Angleterre’, Cahiers staëliens (n° 68, 2018).

Burnand, Léonard, Stéphanie Genand, Doris Jakubec and Dusan Sidjanski, Germaine de Staël, retour d’exil (Paris: Zoe éditions, 2015).

Goodden, Angelica, Madame de Staël. The Dangerous Exile (Oxford: Oxford University Press, 2008).

Jasinski, Béatrice W., ‘Madame de Staël, l’Angleterre de 1813-1814 et les Considérations sur la Révolution française’, Revue d’histoire littéraire de la France (t. LXVI, janvier-mars 1966), p. 12-24.

Whitford, Robert Calvin, Madame de Staël’s Literary Reputation in England (New York/London: Johnson Reprint Company, 1918).