Abstract
Au XVIIIe siècle, la Franc-maçonnerie se définit comme ‘la’ Fraternité, et ses membres comme frères. Sans attendre Baudelaire et le ‘droit naturel de choisir ses frères’, la Franc-maçonnerie revendique la possibilité de faire des ‘amis choisis’ (beaucoup de loges prennent d’ailleurs ce nom) des frères et de cultiver des liens d’amour fraternel qui permettent de transcender les différences et de ‘réunir ce qui est épars’. Ce faisant la Franc-maçonnerie explore de nouvelles relations sociales qui perturbent le monde profane mais peuvent aussi ébranler les normes d’Ancien Régime. Soucieux de reconnaissance, les francs-maçons doivent, non sans contradictions, s’efforcer de rester fidèle au projet de leurs pères fondateurs tout en répondant aux critiques.
Archétype de la sociabilité volontaire au siècle des Lumières, forte de 200 à 300 000 membres et de plusieurs milliers de loges en effectif cumulé sur le siècle, la Franc-maçonnerie fait de la fraternité sa valeur cardinale, au point de se désigner comme ‘la’ Fraternité. Pour autant, elle n’émerge pas de nulle part. Née du monde des corporations et des confréries, elle s’épanouit dans un environnement sociable fait de ‘sociétés’ et de clubs, mais elle revendique sa différence et propose sa propre interprétation de la philadelphie en la projetant au-delà des liens de proximité familiale, professionnelle ou confessionnelle, et ce dès l’époque de fondation de l’ordre.
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La sociabilité maçonnique : une fraternité ‘choisie’
[…] But though in ancient Times Masons were charg’d in every Country to be of the Religion of that Country or Nation, whatever it was, yet ‘tis now thought more expedient only to oblige them to that Religion in which all Men agree, leaving their particular Opinions to themselves; that is, to be good Men and true, or Men of Honour and Honesty, by whatever Denominations or Persuasions they may be distinguish’d; whereby Masonry becomes the Center of Union, and the Means of conciliating true Friendship among Persons that must have remain’d at a perpetual Distance.1
- 1. [James Anderson], The Constitutions of the Free-Masons: Containing the History, Charges, Regulations, &c. of That Most Ancient and Right Worshipful Fraternity. For the Use of the Lodges, printed by William Hunter, for John Senex and John Hooke. In the year of Masonry 5723 Anno Domini, 1723, p. 51.
Ainsi s’ouvrent les Constitutions dites d’Anderson, adoptées en 1723 par la Grande Loge de Londres, et le texte indique qu’il doit être lu à chaque réception de frères dans l’ordre : ‘To be read at the making of new Brethren, or when the Master shall order’. Mais les Constitutions précisent aussi les conditions à remplir pour prétendre à la fraternité : ‘The persons admitted Members of a Lodge must be good and true Men, free-born, and of mature and discreet Age, no Bondmen no Women, no immoral or scandalous men, but of good Report’. En 1738, la deuxième édition des Constitutions s’intéresse non plus seulement au genre, aux mœurs et à la moralité des candidats à la fraternité, mais à leur altérité physique qui pourrait les rendre incapables de rejoindre les colonnes du temple : elle exige alors des postulants qu’ils soient robustes et sains, sans déformation ou mutilation au moment de leur admission.2
- 2. The New Book of Constitutions of the… Fraternity of Free and Accepted Masons… Collected and Digested, by Order of the Grand Lodge, from Their Old Records… and Lodge-Books… by James Anderson (London, 1738), p. 144.
De fait, la Fraternité maçonnique a vocation à la fois à ‘réunir ce qui est épars’, à transcender les divisions de l’humanité depuis Babel. À Paris, la Réunion des Étrangers rappelle au changement de siècle que ses membres sont attachés ‘inébranlablement à ce principe fondamental de la Maçonnerie que tous les Maçons répandus sur la surface de la terre ne forment qu'un seul peuple de Frères’.3 Elle n’est pas la seule, et tout au long du XVIIIe siècle les déclarations ‘philadelphiques’ (d’amour pour ses frères) individuelles ou collectives scandent le développement de l’ordre maçonnique. En voici quelques exemples tirés d’ouvrages qui par leur diffusion en Europe et Outre-Mer ont largement participé à la création d’un ethos maçonnique. En 1744, alors que l’ordre entre dans une phase de croissance rapide, Le Secret des francs-maçons soutient que : ‘Lorsque nous sommes rassemblés, nous devenons tous frères ; le reste de l'univers nous est étranger’.4
- 3. Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Fonds maçonnique, FM2 97, dossier la Réunion des Étrangers, orient de Paris, planche adressée au Grand Orient, datée du 27 mars 1803.
- 4. Le texte a été édité par Johel Coutura dans le recueil Le Parfait Maçon. Les débuts de la Maçonnerie française (1736-1748) (Saint-Étienne : Presses Universitaires de Saint-Etienne, 1994, « Lire le dix-huitième siècle »), p. 65-90. Sur son auteur, Joseph Uriot, voir Pierre-Yves Beaurepaire, L’Europe des francs-maçons XVIIIe-XXIe siècle (Paris : Belin, 2018).
C’est d’emblée pointer du doigt ce qui fait la force et l’originalité du lien fraternel que tissent les francs-maçons en loge. Comme dans les confréries charitables de l’Europe moderne, les frères en Maçonnerie se doivent assistance et se promettent des secours mutuels. En s’embrassant, en se donnant l’accolade, ils éprouvent la chaleur du lien fraternel. L’initiation partagée scelle ce lien et à la fin de chaque assemblée, les ‘frères’ éprouvent la chaleur de la ‘chaîne d’union’. Ils sont frères parce que dans le temple où ils se réunissent, ils s’isolent du monde ‘profane’ (de pro fanum, qui signifie à l’extérieur du temple). Des signes de reconnaissance, un vocabulaire propre, un véritable langage maçonnique les distinguent. La fraternité choisie est bien le véritable ‘secret des francs-maçons’ et le gage d’une sociabilité incomparable.
La ‘philadelphie’ vécue
Ce ‘secret des francs-maçons’ ne comporte en soi aucune révélation mystique et c’est précisément pourquoi les profanes du XVIIIe siècle ont du mal à comprendre que, sans attendre le Baudelaire de l’‘Anniversaire de la naissance de Shakespeare’, les ‘fils d’Hiram’ (comme on nomme alors les francs-maçons en référence à l’architecte du temple de Salomon) revendiquent le droit de choisir les frères avec lesquels ils goûteront aux plaisirs de la sociabilité.5 En effet, comment peut-on ‘choisir’ ses frères ? Par ailleurs, comment peut-on reconnaître et aimer comme frères ceux qui avant leur entrée dans le temple étaient parfois de parfaits inconnus ? Cette perplexité du profane est au cœur du dialogue fictif entre Lisidor et Clitandre, un profane et son ami franc-maçon, dans Le Parfait Maçon, défense et illustration de l’ordre publiée en 1744.
- 5. Charles Baudelaire, ‘Anniversaire de la naissance de Shakespeare’, (Figaro, 14 avril 1864), repris dans Œuvres complètes, t. II, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois (Gallimard, 1976, Bibliothèque de la Pléiade), p. 229.
- Clitandre. Bon, c'est de quoi ils s'embarrassent le moins et je me trouve tous les jours dans nos festins à côté de gens dont les noms ne me sont seulement pas connus, quoique je les appelle mes frères.
- Lisidor. J'ai peine à comprendre, je vous l'avoue, le mérite d’un aussi extraordinaire assemblage ; car pour qu'un repas soit aimable, il faut que les différents caractères se rapprochent et se refondent, pour ainsi dire, l'un dans l'autre ; et un tel accord ne peut régner qu'entre des personnes qui se connaissent un peu.6
- 6. Le Parfait Maçon ou les Véritables secrets des quatre Grades d'apprentis, compagnons. Maîtres ordinaires et Ecossais de la Franche-Maçonnerie ([s.l.], 1744), p. 15.
Mais les francs-maçons se conforment-ils à cet idéal de fraternité ? Il est ici intéressant de mobiliser des sources qui permettent de comprendre comment les membres de l’ordre vivent leur engagement dans l’ordre et ne relèvent donc pas des statuts et règlements des obédiences ou des apologies qui visent d’abord un public profane. Le registre où l’Écossais Alexander Drummond (1698-1769), consul britannique au Levant (il est vice-consul à Alexandrette de 1745 à 1750 puis consul à Alep de 1750 à 1758), consigne sa correspondance est riche en témoignages personnels.7 Antiquarian et voyageur,8 il échange informations, objets et conseils de lecture avec ses pairs, comme André-Alexandre Lemaire consul français à Chypre de 1741 à 1746, et avec de nombreux amis.9 Sur le plan maçonnique, il très actif dans tout le Levant. Fondateur ou membre actif des premières loges de Constantinople, Alep et Smyrne, Drummond a procédé à de nombreuses initiations tant parmi les consuls des différentes nations, que parmi les négociants et le personnel des factoreries.10 Le lien épistolaire qu’il entretient ensuite avec ceux qu’il nomme chaleureusement ses ‘fils’ ou ses ‘enfants’ lui permet de tisser et d’entretenir un réseau fraternel pendant deux décennies. Une lettre du 24 mai 1748 adressée depuis Alexandrette à Samuel Crowley à Smyrne, donne le ton:
I suppose my son Mr Jousta is Swedish Consul, & now Master of your Lodge, not Grand Master, that he can’t be, under chosen by the Grand Lodge, I rejoice to hear that he & my other children are not only learn’d in the Craft, but that Vertue, Harmony & Benevolence reign among when you are together.11
- 7. British Library, Add Ms. 45932.
- 8. On lui doit notamment : Alexander Drummond, Travels through different Cities of Germany, Italy, Greece and several parts of Asia, as far as the Banks of the Euphrates (London, 1754).
- 9. Cornel Zwierlein, ‘Dispersed Things: European Merchant Households in the Levant’, in Cornel Zwierlein (ed.), The Power of the Dispersed. Early Modern Global Travelers beyond Integration, Intersections vol. 77 (Leiden & Boston: Brill, 2021), p. 444-494.
- 10. Maurits H. van den Boogert, ‘Scottish Freemasonry in Ottoman Izmir’, in Maurits H. van den Boogert (ed.), Ottoman Izmir. Studies in Honour of Alexander H. de Groot (Leiden: Nederlands Instituut voor het Nabije Oosten, 2007), p. 103-121.
- 11. BL Add Ms. 45932, 24 May 1748.
La Fraternité selon Drummond est clairement inclusive et prend tout son sens lorsque ses membres sont ‘dispersés sur les deux hémisphères’ pour reprendre l’expression consacrée.
Dans les mêmes années, la correspondance familiale inédite des Séran de Saint-Loup, entre la plaine de Caen et la région de Falaise, témoigne de manière spontanée et chaleureuse de la force des liens fraternels qui unissent les francs-maçons, mais aussi de leur entrecroisement avec des liens familiaux et amicaux.12 Le 31 décembre 1745, les vœux rimés de François-Gabriel Aimé Dumoustier, sieur de Canchy, lieutenant-général du bailliage de Caen à son beau-frère, Louis-François de Séran de Saint-Loup évoquent leur quadruple fraternité : ‘Frère en Dieu, frère en mariage/frère Maçon, frère en félicité’ et ajoutent ‘beaucoup de vœux, peu d’étalage,/santé, gaieté, prospérité’.13 L’année suivante, le 9 juin 1746, il lui donne du ‘cher petit frère’ et multiplie les marques d’affection, tout en adoptant une signature ostensiblement maçonnique, en esquissant sous son nom le dessin d’une étoile flamboyante. La propre sœur de Séran de Saint-Loup n’est pas en reste lorsqu’elle lui écrit : ‘C’est ainsi qu’il faut être et que l’on est quand on a le cœur fait comme nous’. Le cas n’est pas isolé et est véritablement la marque de la Franc-maçonnerie des années 1740, alors que l’ordre prend son envol. La thèse de Kenneth Loiselle en donne de nombreux exemples, notamment à partir du journal où un magistrat champenois Philippe-Valentin Bertin du Rocheret (1693-1762), lieutenant-criminel d’Epernay, collectionneur de nouvelles à la main, consigne son activité épistolaire riche de quelque cinq cents lettres échangées de 1737 à 1759.14 Bertin du Rocheret sait se faire aimer de ses frères, notamment de son grand ami le chevalier de Béla, brigadier des armées du roi, qui à la veille de Noël 1748, lui écrit : ‘Je vais à Epernay ou à Aÿ pour vous voir, embrasser, vous jurer que je vous aime, que je vous adore et vous jurer une constance éternelle […] je sens pour vous tout ce que l’absence peut faire à un amant passionné pour sa maîtresse’. De son côté, Rocheret, pourtant magistrat, n’hésite pas à aider le frère marquis de Tavannes à fuir à l’étranger pour échapper aux foudres de la justice et à une condamnation à mort par contumace pour enlèvement (amoureux).
- 12. Je dois sa consultation à la libéralité de Jean-Claude Delauney, bâtonnier honoraire du barreau de Caen et grand collectionneur, qui a réuni un exceptionnel ensemble d’archives au sujet de la famille de Séran et du château de la Tour à Saint-Pierre-Canivet.
- 13. Allusion à leur commune appartenance à l’ordre mixte de la Félicité.
- 14. Kenneth Loiselle, Brotherly Love. Freemasonry and Male Friendship in Enlightenment France (Ithaca and London: Cornell University Press, 2014), p. 110-155.
Extension de l’ordre et altération des liens fraternels ?
Si ces témoignages illustrent la force des liens fraternels parmi les amis choisis, réunis entre l’équerre et le compas, l’expansion de l’ordre et surtout l’accroissement rapide de ses effectifs posent la question du risque d’altération des liens fraternels. Pour Louis Théodore baron de Tschoudy (1727-1769),15 conseiller au Parlement de Metz, ancien vénérable de la Loge Ancienne de Metz, auteur d’un ouvrage phare au sein de la Librairie maçonnique du XVIIIe siècle, L’Etoile Flamboyante ou La Société des Francs-Maçons Considérée sous tous les aspects, la Franc-maçonnerie crée une fraternité proprement universelle dont les liens ne sont pas ceux de la parenté étroite ou de la familiarité du quotidien :
Cette compagnie ne doit pas être bornée par une contrée, une nation, un royaume, une province, en un mot, par un lieu particulier; mais elle doit se répandre par toute la terre habitable qu’une religion sainte éclaire, où la vertu est connue, où la raison est suivie : car un bien universel ne doit pas être renfermé dans un petit lieu resserré ; au contraire, il doit être porté partout où il se rencontre des sujets propres à le recevoir.16
Pour autant, Tschoudy n’hésite pas à critiquer dans le même livre ceux qui dénatureraient l’Art Royal, en faisant commerce de Maçonnerie par exemple, c’est-à-dire en vendant des patentes de loges ou des cahiers de grades, ou dont les qualités civiles et religieuses altèreraient la réputation de l’ordre : ‘II y a dans le monde maçonnique une foule d'animaux qu'il est dangereux d'apprivoiser ; dès le premier quart d'heure ils sont à l'aise ; au second, ils vous mangeraient dans la main ; on peut être frère sans cela’ (L’Etoile Flamboyante 61).17 Ce que Tschoudy et de nombreux frères craignent à partir des années 1760 c’est à la fois un abaissement du seuil social de recrutement des loges, les conséquences d’une ouverture non maîtrisée aux femmes qui viendrait altérer un lien fraternel qu’ils n’imaginent pas mixte, et le déplacement des barrières confessionnelles au-delà d’un œcuménisme chrétien. C’est cette triple menace qui explique les appels à une réforme maçonnique dans les années 1760, pensée comme une refondation. Elle se cristallise notamment autour du projet chevaleresque et chrétien de la Stricte Observance Templière qui, parti de Saxe, connaît un réel succès à travers le continent européen. Un nombre croissant de frères n’acceptent plus la perspective tracée par la Fraternité des années 1720-1740 et que Bernard Picart résumait ainsi dans les Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde :
- 15. Sur Tschoudy, voir la notice synthétique que lui a consacrée Charles Porset en collaboration avec Vladislav Rjéoutski pour la partie russe, dans Charles Porset et Cécile Révauger (dirs.), Le monde maçonnique des Lumières - Europe-Amériques & Colonies, Dictionnaire prosopographique, 3 vols. (Paris, Honoré Champion, 2013), vol. 3, p. 282-296.
- 16. L’Etoile Flamboyante ou La Société des Francs-Maçons, considérée sous tous ses aspects, A l’Orient, chez le silence (Paris et Francfort, 1766), vol. II, p. 145-146.
- 17. Je souligne.
Une des règles de la confrérie est de se regarder tous comme frères, et l’on ajoute aussi qu’ils doivent s’assister, se communiquer mutuellement leurs lumières et leurs opinions, leurs services, leur bourse et leurs conseils. On peut donner pour chose certaine, que la confrérie est composée de seigneurs et de ducs et pairs, de jurisconsultes, de médecins, de théologiens, de négociants, de gens de boutique, d’artisans même de crocheteurs[…].18
- 18. Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde, Représentées d’après des figures dessinées de la main de Bernard Picart, e&c., tome quatrième, qui comprend les Anglicans, les Quaquers, les Anabaptistes, e&c. (Amsterdam : chez J. F. Bernard, 1736), p. 226 et suivantes.
Au sein du Grand Orient, qui entreprend sa propre réforme de l’ordre maçonnique en France à partir du début des années 1770, l’heure est également au resserrement des liens fraternels au profit de ceux qui, par leurs qualités morales mais surtout sociales, donc profanes, sont dignes d’être reçus maçons et susceptibles de vivre l’éthos fraternel. ‘Nous avons arrêté, écrit-il en novembre 1775 à la loge l’Heureuse Rencontre de Brest, que les loges seraient invitées à ne recevoir qu'avec les plus grandes réserves des hommes de théâtre […] Nous croyons en outre devoir refuser à cette espèce de maçons tout acte qui pourrait leur donner des droits à notre correspondance et à visiter nos ateliers’.19 En 1785, le Grand Orient se fait catégorique à propos du recrutement des futurs apprentis : ‘L’on ne doit recevoir aucun homme professant un état vil et abject, rarement on admettra un artisan, fusse-t-il maître surtout dans les endroits où les corporations et les communautés ne sont pas établies.’20 Les ‘mécaniques’ ̶ par opposition aux arts libéraux ̶ ne peuvent plus devenir que des 'frères servants'. Ils n’accèderont donc pas à la maîtrise.
La barrière fraternelle s’abaisse aussi à l’encontre de ceux qui, juifs et musulmans, ‘ont la circoncision pour baptême’. Dans le port de Bayonne, où pourtant les juifs du faubourg de Saint-Esprit bénéficient d’un statut juridique particulier, les membres de l’Amitié, lorsqu'ils obtiennent que les membres juifs de leur ancienne loge, la Zélée, soient exclus du temple de la fraternité exposent sans détour les raisons de leur rejet : ‘Cette admission [de membres juifs] empêcha nombre de frères respectables par leurs qualités civiles et maçonniques de se présenter pour se faire affilier’. Après avoir obtenu satisfaction, ils écrivent au Grand Orient : ‘Les membres qui s'opposaient à notre union et à notre prospérité ne sont plus à même de nous nuire. Nous avons goûté enfin le bien précieux d'être vraiment une assemblée d'amis’.21 On a tendance à opposer l’Angleterre et les Provinces-Unies ̶ actuels Pays-Bas ̶ au reste de l’Europe, considérant que les premières représentent un modèle maçonnique plus ouvert. Il convient cependant d’être prudent. A Bordeaux, c’est la loge l’Anglaise qui, après avoir élu comme vénérable en 1744 un frère juif, Sohl, décide en 1746 ‘que l’on n’admettrait point comme visiteurs les Juifs qui se trouveraient être réellement maçons’. Malgré les demandes expresses de la puissante loge du négoce d’Amsterdam la Bien Aimée, le frère Cappadoce n’est pas admis sur les colonnes de l’Anglaise. Quant à la Bien Aimée elle-même, ses membres décident qu’il ne pourra jamais y avoir plus de huit membres juifs parmi eux, règle qu’ils maintiennent jusqu’en 1798.22 Aucun d’eux ne peut significativement devenir officier de l’atelier.
- 21. Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Fonds maçonnique, FM2159 bis, dossier de l'Amitié, orient de Bayonne, folio 11 verso, 12 juillet 1783.
- 22. Je remercie Jordy Geerlings pour la communication de sa recherche inédite sur ‘Enlightenment, sociability and catholicism: catholics in Dutch secular societies and masonic lodges, 1750-1800’.
La présence féminine en loge est un autre défi à la Fraternité considérée ici comme indissociable de l’amour fraternel. On peut certes citer la Lettre de ces dames à M. Necker, suivie de doléances très-graves : ‘ils nous ont admis dans leurs clubs, dans leurs loges de francs-maçons, dans leurs sociétés littéraires’23 et considérer que le nombre de loges d’adoption augmente significativement au cours du second XVIIIe siècle, mais force est de constater que les réticences demeurent très majoritaires. Choderlos de Laclos ne s’en cache pas dans le discours où il milite pour l’accès des femmes en loge. Lors de l’installation de l’Union Parfaite, une loge d’adoption à Salins (Jura) en 1777, Choderlos de Laclos prend le contre-pied des orateurs précédents qui voulaient contenir les femmes à ‘l’ornement de nos banquets’ :
- 23. Lettre de ces dames à M. Necker, suivie de doléances très-graves [Paris, 1789], p. 3.
Oh ! Si j’osais combattre ces prétendus sages, au défaut de raisons, les exemples au moins ne me manqueraient pas. Je les conduirais dans ce temple, je leur dirais : voyez les femmes que la maçonnerie a formées… elles vous réconcilieront avec un sexe que vous calomniez ; ce que vous prétendez impossible vous l’allez voir à chaque pas et marchant de prodiges en prodiges vous verrez des femmes qui savent écouter, obéir, travailler et se taire.24
- 24. Bibliothèque municipale de Besançon, ms Z 377 (4).
Dans la Maçonnerie dite régulière, qui se réfère à la Grande Loge de Londres comme la gardienne des Constitutions de l’ordre, l’opposition à la présence féminine est plus forte encore et demeure aujourd’hui le plus souvent la règle : ‘no Bondmen no Women, no immoral or scandalous men, but of good Report’. Lorsque des sœurs britanniques sont admises au XVIIIe siècle, leur nombre est très restreint et le plus souvent leur admission se fait sur le continent et sous le régime de l’adoption qui ne saurait être confondu avec une égalité des droits entre frères et sœurs.
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Malgré toutes ces restrictions, la Franc-maçonnerie du siècle des Lumières a peiné à contrer les attaques, notamment de l’Église catholique romaine, qui identifie la Fraternité à une transgression et à la menace d’un chaos ‘indifférenciateur’.25 Mgr de Belzunce, évêque de Marseille, expose ainsi dans un mandement de 1742, l’opposition foncière de l’Église romaine à ces ‘assemblées où sont indifféremment reçus gens de toute nation, de toute religion et de tout État. Et parmi lesquels ensuite une union intime qui se démontre en faveur de tout inconnu et de tout étranger dès lors que, par quelque signe concerté, il a fait connaître qu'il est membre de cette mystérieuse société’.26
Avec de telles craintes vis-à-vis du chaos social, on comprend qu’en situation coloniale, où les loges maçonniques sont particulièrement vigilantes par rapport à l’admission de frères dont les origines ̶ libres de couleur ou mariés à des libres de couleur ̶ , la réputation de fréquenter des libres de couleur risqueraient à la fois de nuire à la réputation de la Franc-maçonnerie et de fragiliser l’ordre social. À Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, le Vénérable de La Paix fait même la leçon au Grand Orient au cas où celui-ci se montrerait trop laxiste :
L'on distingue dans les colonies Blancs et sang-mêlé. La politique nécessaire au régime des Iles d'Amérique a refusé à ces derniers, quoique déjà éloignés de leur origine, tout lien de société avec les colons qui ont conservé la pureté du sang européen sans aucun mélange de l’africain. Ces distinctions ne sont pas également suivies en France, elles sont devenues ici, indispensables. L'Expérience nous a convaincus dans cette colonie même que des hommes semblables à ceux que nous refusons de reconnaître pour frères se sont avilis au point d'admettre aux grades de la maçonnerie, et de communiquer avec ces êtres que la politique de l'État et de leur origine ont dévoués à l'avilissement de leur première constitution.27
- 27. Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Fonds maçonnique FM2 519, dossier de La Paix, orient de Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, lettre adressée au Grand Orient le 7 octobre 1787.
Dans ces conditions, si depuis le XIXe siècle le Grand Orient de France revendique la paternité de la devise républicaine ‘Liberté, Égalité, Fraternité’, et surtout sa préfiguration avant même 1789 ou a fortiori 1848, la communion des frères est marquée par une double tension, renforcer l’entre-soi amical et masculin entre pairs, en lui conférant une valeur irréductible aux liens profanes, c’est-à-dire ceux d’une fraternité choisie, sans renoncer pour autant au projet cosmopolite d’ouverture à l’autre nourri par les pères fondateurs.
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Further Reading
Beaurepaire, Pierre-Yves, L’Europe des francs-maçons XVIIIe-XXIe siècle (Paris : Belin, 2018).
Clark, Peter, British Clubs and Societies 1580-1800. The Origins of an Associational World (Oxford: Oxford University Press, 2000).
Jacob, Margaret C., Living the Enlightenment. Freemasonry and politics in Eighteenth-Century Europe (New York / Oxford: Oxford University Press, 1991).
Jacob, Margaret C., The Origins of Freemasonry. Facts & Fictions, Philadelphia (Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2006).
Vitry, Alexandre (de), Le droit de choisir ses frères ? Une histoire de la fraternité (Paris : Gallimard, coll. ‘Bibliothèque des Idées’, 2023).