Cabinets of curiosities

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Basilius Besler, 'Fasciculus rariorum...(s. l. [Nuremberg], 1616)'.
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Ferrante Imperato, 'Dell’Istoria Naturale', Cabinet, 1599.

Résumé

Au milieu du XVIe siècle, certains princes européens fortunés commencent à réunir des collections d’objets précieux, ou mirabilia, issus de la nature (naturalia) ou des arts (artificialia). La rareté de ces objets, leur excellence, leur bizarrerie énigmatique provoquent l’admiration. C’est l’étonnement devant la beauté ou la monstruosité qui désigne ces pièces comme des curiosités à élucider, et à montrer dans des ‘cabinets’. La pratique de telles collections gagne aux siècles suivants diverses catégories sociales. Tendues entre désir de savoir et plaisir de montrer, l’enjeu oscille entre spectacle et érudition. Les cabinets de curiosités engagent ainsi une sociabilité complexe.

Des lieux et des hommes

Dans l’aire germanique où les archiducs et les princes initient des collections dès les années 1560-70, les Kunstkammern ou Wunderkammern, spécialement conçues pour mettre en valeur la beauté des objets, sont des espaces de prestige qui peuvent occuper plusieurs pièces dédiées dans une aile du palais, comme au château d’Ambras à Innsbruck chez l’archiduc Ferdinand II de Tyrol (1564-1595), dans l’Aula fondée par le duc de Munich Albert V (1528-1579), ou dans le palais de Dresde du prince électeur Auguste Ier de Saxe (1553-1586).1 Ces lieux fastueux exaltent, par la magnificence des objets, la puissance princière : de telles collections n’ont de sens que si elles sont montrées, par exemple lors de visites diplomatiques. 

Cette sociabilité induite n’est pas limitée à la zone germanique : même si les noms des lieux diffèrent, la fonction est la même chez les Médicis, dont la Galerie des Offices, à Florence, répond aux mêmes enjeux de prestige, ou encore en France, en Angleterre, où le ‘Cabinet du roy’ et les ‘Galeries’ royales de la reine contiennent nombre d’objets qui ne seront visibles que de certains rares privilégiés. Les pièces de la collection relèvent de l’extraordinaire et mettent en abyme la splendeur des souverains qui les possèdent. Les matériaux les plus précieux comme l’or, les gemmes, le cristal de roche, les perles, mais aussi leur finesse d’exécution les distinguent avec éclat : coupes gigantesques taillées dans un seul bloc d’agate, coraux finement sculptés, globes terrestres ou célestes ornés, automates, ouvrages de tour, cornes de licorne, noix de coco ou nautiles subtilement ouvragés par les meilleurs orfèvres. Il n’est pas rare que ces lieux comprennent un ‘trésor’ royal (sceptre, couronne…) et une salle entièrement consacrée aux armes et armures. À l’extérieur, la visite peut se conclure par une ménagerie d’animaux exotiques vivants, une volière, un jardin aux essences rares. Il convient d’impressionner des invités qui ont eux-mêmes parfois fourni, par un cadeau diplomatique bien choisi, certaines des pièces les plus rares. Ainsi, si certains objets de la collection sont déclarés inaliénables, d’autres circulent sous forme de présents. La sociabilité de tels lieux est donc à l’image du type d’objets rassemblés en une mise en scène spectaculaire : prestigieuse et choisie, réservée à des hôtes de marque, et tournée vers la démonstration d’un pouvoir. Ainsi, s’il visite sans difficulté les écuries du grand-duc de Florence, Montaigne se voit refuser, en octobre 1580, l’entrée à Ambras au motif d’une glaciation politique :

  • 1. Le premier inventaire de cette collection date de 1587 (Brink).

‘Cette froideur, jointe qu’on ne leur permit pas seulement de voir le chasteau, offensa un peu M. de Montaigne ; et comme il s’en plaingnoit ce mesme jour à un officier de la maison, il luy fut respondu que le dit Prince avoit respondu qu’il ne voyoit pas volontiers les François et que la maison de France estoit ennemye de la sienne.’2

  • 2. Michel de Montaigne, Journal de voyage [1774], éd. François Rigolot (Paris : PUF, 1992), p. 51-52.

Lorsque d’autres catégories sociales forment à leur tour des collections de curiosités, les lieux changent de noms et de physionomie : les objets n’ont pas la même splendeur, et la sociabilité engage de nouveaux enjeux. Pendant tout le XVIIe siècle, les cabinets se caractérisent par une exigence de représentation universelle de l’intégralité de la création : portés par une ambition encyclopédique, ils se veulent ‘microcosmes’ de la création divine, et se doivent de recueillir minéraux, végétaux, animaux terrestres, marins, aériens, fragments humains, objets techniques, objets mathématiques, objets d’art, du Nouveau Monde, de l’antiquité… À partir du XVIIIe siècle, les domaines tendent à se spécialiser, et le connaisseurship à s’imposer pour former des cabinets de physique, de coquillages, de minéralogie, etc. Il s’agit de montrer, par l’étude systématique et raisonnée d’une branche du savoir, un niveau d’expertise particulièrement élevé.

Certains marchands comme Léonard Bernon (1609-1678) à La Rochelle, Levin Vincent (1658-1727) à Amsterdam,3  ou certains voyageurs comme le cosmographe André Thevet (1516-1590), mettent à profit leurs réseaux commerciaux ou leurs voyages pour amasser chez eux des raretés sans vraiment prétendre à autre chose qu’à montrer leur entregent, à l’instar des princes mais à une échelle réduite. Plusieurs cabinets prennent ailleurs une tournure plus nettement savante, sans pour autant négliger l’aspect spectaculaire hérité des premiers temps et cultivé par des effets scénographiques, notamment par la saturation de l’espace visuel. Les ‘cabinets’ ou ‘musées’ illustrent la copia et la varietas en remplissant aussi bien des meubles spécialement adaptés aux petits objets de la numismatique (cabinets à tiroirs, médailliers) que de vastes vitrines destinées à exposer les spécimens zoologiques plus volumineux (squelette, espadon, tortue ou chauve-souris géante, serpents…), sans oublier des herbiers secs, des boites de toutes tailles. Le tout occupe le sol, les murs, le plafond, sans oublier une bibliothèque offrant la possibilité de se documenter. Sur certaines gravures, qui rendent compte de la présence de visiteurs,4  un démonstrateur est présent lors de la visite.

Ferrante Imperato
Ferrante Imperato, 'Dell’Istoria Naturale', Cabinet, 1599.
  • 3. ‘VINCENT, Levinus’, The Mineralogical Record, 2022. https://mineralogicalrecord.com/new_biobibliography/vincent-levinus/
  • 4. Ferrante Imperato, Dell’Istoria Naturale (Naples: Costantino Vitale, 1599) et Basilius Besler, Fasciculus rariorum...(s. l. [Nuremberg], 1616).

Que leurs propriétaires soient historiens, naturalistes, apothicaires ou médecins, juristes ou ecclésiastiques, ces cabinets sont généralement consacrés à l’étude. Les conditions de visite sont alors très différentes de celles des cabinets princiers : un professeur y organisera des démonstrations pour ses étudiants ou pour d’autres membres de la communauté savante, comme ce fut le cas d’Ole Worm (1588-1654) lorsqu’il exposa ses découvertes sur la licorne de mer.5  Hors du cadre universitaire, les médecins comme Felix Platter (1536-1614) à Bâle ou les apothicaires tel Paul Contant (1562-1629) à Poitiers,6  aiment à ouvrir leur cabinet de curiosités à des hôtes de passage, moyennant parfois un droit d’entrée. Toutefois, ce n’est que sur recommandation, souvent avec une lettre d’introduction, que ces lieux disséminés dans toute l’Europe accueillent leurs visiteurs. Pendant tout le XVIIe siècle, une sociabilité choisie s’y construit, scellant une appartenance commune à la ‘République des Lettres’.

  • 5. Myriam Marrache-Gouraud, ‘Du nouveau sur la licorne. Le rôle des cabinets de curiosités dans l’avancée des savoirs’, in Raphaële Garrod et Paul J. Smith (dir.), Natural History in Early Modern France. The Poetics of an Epistemic Genre (Leiden: Brill, 2018), p. 88-119.
  • 6. Paul Contant, Jardin, et cabinet poétique [1609-1628], éd. M. Marrache-Gouraud et P. Martin (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2004). Voir aussi: Curiositas, Les cabinets des curiosités en Europe, 2022. https://curiositas.org

Il existe enfin des cabinets fondés par des institutions, comme la Royal Society de Londres (1660),7  la Domus anatomica de Copenhague (1644), ou l’Université de Leyde dont le théâtre anatomique jouxte un jardin botanique et un cabinet de curiosités (1593). Ce type de lieux préfigure les Académies, car ils abritent des discussions savantes fondées sur des expériences menées grâce aux spécimens conservés. Le public qui les fréquente va du simple amateur éclairé aux invités les plus érudits. Les cabinets deviennent progressivement des espaces de discussion et d’expérimentations, portant les controverses scientifiques les plus ardues.

 

  • 7. Michael Hunter, ‘The Cabinet institutionalized: The Royal Society’s 'Repository’ and its Background’, in O. Impey and A. MacGregor (dir.), The Origins of Museums (London: House of Status, 2001), p. 217-229.

Une sociabilité à multiples visages

Tout cabinet est donc soucieux de ses visiteurs, au point que certains collectionneurs cèdent leur collection à la ville pour les ouvrir un peu plus au public. Outre la sociabilité savante et la sociabilité d’apparat, qui font qu’un cabinet assoit sa notoriété au moins autant sur le caractère exceptionnel des objets qui le composent que sur le nombre de visiteurs de ‘qualité’ qui l’ont honoré de leur venue – et dont les noms figurent au registre des visiteurs ou Liber amicorum –, il faut mentionner une sociabilité plus discrète, mais essentielle au bon fonctionnement du cabinet. L’approvisionnement des collections dépend en effet de réseaux de correspondants et de marchands répartis partout en Europe : le catalogue leur rend hommage en les citant. John Bargrave (1610-1680), qui a acquis de nombreux objets8  lors de ses voyages en Italie, indique les noms des commerçants qui lui ont vendu ses chers trésors.

Par ailleurs les virtuosi, dont la mission consiste à visiter les collections et à acquérir différents objets, jouent un rôle majeur. Les cas de John Evelyn (1620-1706), qui approvisionne grâce à ses voyages sur le continent la Royal Society de Londres, ou de Charles Patin (1633-1693) qui sillonne toute l’Europe pour le compte de son commanditaire, sont exemplaires. Il n’est pas rare qu’un objet rejoigne une collection avec la mention de son donateur, scrupuleusement documentée dans les catalogues. Comme si ce nom faisait partie de leur pédigrée, certains objets en portent fièrement l’inscription mémorielle. Aussi le codex mexicain que possède le riche marquis de Bologne Ferdinando Cospi (1606-1686) vaut-il autant pour lui-même que parce qu’il a été offert par un certain Valerio Zani, dont le nom orne fièrement la couverture du livre, visible à travers le coffret de cristal où il est rangé : ‘Livre du Mexique, donné par monsieur le comte Valerio Zani à monsieur le marquis Cospi, le jour 26 décembre 1665’.

  • 8. ‘The Bargrave Collection’, Canterbury Cathedral, 2022. https://www.canterbury-cathedral.org/bargrave/explorecollection.html. Voir John Bargrave, ‘Catalogue of Dr. Bargrave’s Museum, 1676’, in John Bargrave, Pope Alexander the Seventh and the College of Cardinals, ed. James Craigie Robertson (Westminster: Nichols and Sons, 1867), p. 113-140.

Bien au-delà de la présence déjà fascinante des objets, c’est donc toute une galerie de portraits qui prend forme à travers eux. La collection de Sir Hans Sloane (L’une des plus vastes collections anglaises, qui constitua le fonds premier du British Museum) ne serait pas aussi splendide, ni 'l’Arche' de Lambeth,9  premier cabinet du genre fondé en Grande-Bretagne par le jardinier du duc de Buckingham John Tradescant (1570-1638), si l’ensemble n’avait pas été composé à l’aide de dons fameux, tels les bottes et le costume de fête du nain favori Jeffrey Hudson (1619-1682), dont les vêtements n’ont pu être acquis autrement que par de solides contacts au cœur de la maison royale. 

 

  • 9. Une pierre commémorative se trouve aujourd’hui dans ce quartier de Londres. La collection fut acquise en 1662 par Elias Ashmole (1617-1692), qui en avait financé le catalogue Musæum Tradescantianum en 1656, puis qui la cède à l’université d’Oxford en 1677 à condition qu’un édifice approprié lui soit consacré. Ce sera l’Ashmolean Museum (‘A neat Building in the City of Oxford, the lower part of which is a Chymical Laboratory, and the upper a Respository of Natural and Artificial Rarities, founded by Elias Ashmole, Esq.’ ; description de 1683: Hunter 227).

Déplacements et diffusion

Avec tous ces voyages, échanges et rencontres, les cabinets de curiosités sont au cœur d’une sociabilité aussi savante que mondaine. Nombreux sont les amateurs qui entreprennent le célèbre ‘Grand Tour’ de l’Europe pour visiter par eux-mêmes les cabinets dont on vante les mérites :

‘Ne manquez pas de visiter sur votre chemin les Sçavans & les Curieux ; il n’y a point de Ville un peu considerable qui n’ait des vertueux dans quelque genre que ce soit, & principalement celles où il y a des Academies d’étude. Voici les noms de ceux que je connois selon que ma memoire me les fournit, & cela vous suffira ; car le premier que vous verrez vous enseignera les autres.’10

  • 10. Charles-César Baudelot de Dairval, De l'utilité des voyages [1686] (Lyon : Charles Ferrand, 1727), p. 388.

À leur tour, les visiteurs décrivent et apprécient ces lieux, en formulant un jugement qui guidera les futurs amateurs. C’est une véritable polyphonie européenne qui rend compte les cabinets : de Montaigne à Thomas Platter (1574-1628), de Jacob Spon (1647-1685), numismate lyonnais reconnu et grand connaisseur en matière d’antiquités, à son concitoyen Balthasar de Monconys (1608-1665), dont le frère Gaspard possède aussi un cabinet, nombreux sont ceux qui ajoutent leur voix à celles des collectionneurs, en amateurs avertis : parfois pour encenser, d’autres fois pour relativiser la beauté et l’excellence des collections qu’ils visitent. Ces témoignages sont aussi ceux de rencontres, et Monconys par exemple discute avec passion des phénomènes de physique chez l’un ou l’autre de ses hôtes.

Même si dans la majeure partie des cas il ne reste rien, matériellement, des très nombreuses collections de l’Âge classique, l’ensemble des écrits, récits, journaux de voyage mais aussi catalogues – parfois plusieurs pour une même collection – se font l’écho des objets et des rencontres. L’activité épistolaire soutient les échanges d’idées ou de spécimens, comme pour Nicolas Fabri de Peiresc (1580-1637), juriste à Aix en Provence surnommé le ‘Prince des curieux’, dont les émissaires allaient jusqu’en Égypte en quête de momies ou de caméléons. Ces écrits fondent les cabinets comme des lieux de débats savants, d’échanges intenses qui préfigurent et accompagnent la naissance des Académies. De Leyde à Venise, de Naples à Copenhague, en passant par Londres, Lyon, Bâle ou Poitiers, ces collections ont fondé une collégialité choisie, garante du bon goût et du loisir lettré :

'La curiosité ne peut toucher que les grandes âmes, qui ont trop peu de toutes les choses ordinaires, qui assemblent les siècles, et découvrent la nature pour se satisfaire et s’occuper plus noblement ; qui […] par le choix de ce qu’il y a de meilleur dans le monde s’en font un nouveau, qui savent unir l’esprit et les sens dans le concert d’une même volupté, et les mettre en société de goût, en donnant des yeux à la raison et de la raison aux yeux.'11

  • 11. Charles Patin, Relations historiques et curieuses de voyages (Rouen : Jacques Lucas, 1676), p. 47-48.

Les catalogues, qui diffusent une image du collectionneur (dont le portrait figure parfois au frontispice) et construisent une représentation du cabinet par ses objets les plus remarquables, forment une légende des choses (Marrache-Gouraud 2020). Ils transmettent jusqu’à nous la popularité des lieux mais aussi des curieux, des donateurs et autres acteurs multiples engagés par une certaine sociabilité propre à la culture de la curiosité. Tous témoignent de la renommée du cabinet et de l’extraordinaire activité humaine, faite d’émulations multiples, de voyages et d’échanges formidablement denses, que les collections ont su provoquer.

Citer cet article
MARRACHE-GOURAUD Myriam, "Cabinets of curiosities", Encyclopédie numérique de la sociabilité britannique au cours du long dix-huitième siècle [en ligne], ISSN 2803-2845, Consulté le 23/04/2024, URL: https://www.digitens.org/fr/notices/cabinets-curiosities.html

Références complémentaires

Brink, Claudia (dir.), Miroir du monde (Paris : Réunion des Musées Nationaux, 2022).

Daston, Lorraine, Park, Katharine, Wonders and the Order of Nature, 1150-1750 (New York-Cambridge, Mass. & London: Zone Books, 2001).

Findlen, Paula and Smith, Pamela (eds.), Merchants and Marvels (New York & London: Routledge, 2002).

Impey, Oliver and MacGregor, Arthur (eds.), The Origins of Museums (London: House of Status, 2001).

Lugli, Adalgisa, Naturalia et Mirabilia. Les cabinets de curiosités en Europe (Paris : Adam Biro, 1998).

MacGregor, Arthur, ‘The Cabinet of Curiosities in Seventeenth-Century Britain’, in O. Impey and A. MacGregor (eds.), The Origins of Museums (London: House of Status, 2001), p. 201-215.

Marrache-Gouraud, Myriam, Martin, Pierre et Moncond’huy, Dominique (dirs.), La licorne et le bézoard. Une histoire des cabinets de curiosités (Montreuil : Gourcuff Gradenigo, 2013).

Marrache-Gouraud, Myriam, La légende des objets. Le cabinet de curiosités réfléchi par son catalogue (Genève : Droz, 2020).

Pomian, Krzysztof, Le musée, une histoire mondiale (Paris : Gallimard, 2020).

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