Flora Tristan

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Jules Laure, ‘Portrait de Flora Tristan Lithographie’, Wikimedia Commons, 1847.
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Jerry Barrett, ‘Wood engraving of Elizabeth Gurney Fry reading to prisoners in Newgate Prison, London’, Wikimedia Common, circa 1860s.

Résumé

Flora Tristan (1803-1844), femme de lettres, féministe, militante ouvrière et philanthrope française, se rendit en Angleterre quatre fois au cours de sa vie. Les modalités de ses déplacements furent conditionnées par sa situation sociale. Voyageuse intrépide, elle se rendit à Londres pour rencontrer ses nombreux habitants et pour observer les pratiques de sociabilité dans les sphères politiques et sociales. Son engagement auprès de groupes socialistes et ouvriers, sa proximité avec les milieux défavorisés, ainsi que la force de ses liens d’amitié l’encouragèrent à développer une conscience politique et de classe. Les résultats de ses enquêtes, d’une teneur sociologique avant l’heure, contribuèrent à la circulation des revendications du mouvement ouvrier et révélèrent l’état social de l’Angleterre de l'Industrialisation.

Née à Paris en 1803, fille du colonel péruvien Mariano Tristan et de la française Thérèse Lainé, Flora Tristan,1  ressentit très tôt les effets de la discrimination sociale. Le décès prématuré de son père, dont elle fut considérée comme une fille illégitime, l’amena en 1833 au Pérou, où elle entreprit son premier grand voyage pour prétendre à l’héritage paternel auprès de son oncle, Pio Tristan y Mocoso, qu’elle n’obtint jamais. Pour faire face aux difficultés financières, elle travailla en tant qu’ouvrière coloriste dans l’atelier du graveur parisien André Chazal (1796-1860), qu’elle épousa en 1821. À son retour d’Arequipa, elle lança sa carrière d’écrivaine et publia ses premiers écrits : Nécessité de faire un bon accueil aux femmes étrangères (1835), un pamphlet dans lequel elle souleva le problème de l’accueil des femmes étrangères voyageant seules, et Pérégrinations d’une paria (1837), un récit viatique de son séjour au Pérou. Mère de trois enfants, victime de violences conjugales et de plusieurs tentatives d’assassinat de la part de son mari, elle obtint en 1838 le droit au divorce. L’amalgame entre les polémiques autour de ses opinions politiques exprimées dans ses ouvrages, les rumeurs et un procès sensationnel la rendirent célèbre dans les milieux intellectuels parisiens et précipitèrent la carrière littéraire de la 'paria'.2

  • 1. Voir Brigitte Krulic, Flora Tristan (Paris : Biographies NRF Gallimard, 2022).
  • 2. Flora Tristan a choisi de se nommer la 'paria' après son voyage au Pérou pendant lequel elle prit conscience de sa marginalité. Voir Stéphane Michaud, La paria et son rêve (Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2003).

Passionnée par les réflexions et mouvements politiques de son temps, Flora Tristan s’intéressa aux doctrines dérivées du socialisme utopique largement diffusées en Europe depuis le début du XIXe siècle dans les œuvres de Charles Fourier, Robert Owen et Henri Saint-Simon. Elle sympathisa avec des femmes socialistes célèbres3  et rencontra les fondateurs des courants saint-simonien, fouriériste et owéniste, qui influencèrent l’orientation de ses combats. À l’occasion de ces multiples voyages, surtout en Angleterre, elle élargit son réseau de relations au-delà du contexte politique et social français. Que ce soit au Pérou, en Angleterre, ou en France même, Flora Tristan, équipée de sa plume, saisit toutes les occasions pour recueillir les témoignages authentiques des femmes étrangères et des minorités culturelles qu’elle croisa sur son chemin.

  • 3. À Paris elle fréquenta Eugénie Niboyet, Pauline Roland, Marceline Desbordes-Valmore, Marie Dorval ou encore George Sand.

En 1826, à vingt-trois ans, Flora Tristan traversa pour la première fois la Manche en qualité de dame de compagnie d’une Lady dont le nom reste inconnu. Elle y retourna en 1831 et en 1835 dans les mêmes conditions. Son dernier voyage à Londres, effectué en 1839, donna lieu à l’écriture d’un récit viatique nourri des expériences de ses divers séjours en Angleterre et de fructueux échanges épistolaires qu’elle entretint de 1836 à 1838 avec Olympe Chodzko d’origine franco-polonaise avec laquelle elle se lia d’amitié à Paris.4

  • 4. Stéphane Michaud, ‘Flora Tristan : trente-cinq lettres', International Review of Social History (vol. 24, n° 1, 1979), pp. 80-125.

Promenades dans Londres ou L’aristocratie et les prolétaires anglais (1840) est une enquête, 'un livre de faits, d’observations'5 qui interroge les causes de la misère sociale dans la capitale britannique au prisme des effets de l’industrialisation et des mécanismes du système libéral. L’autrice y examine l’état du paysage urbain, les rapports (de force) entre les classes et les sexes, les mœurs, les pratiques de sociabilité, la condition sociale des femmes et des travailleurs, et met en lumière les grandes plaies sociales pour lesquelles elle propose des solutions (Tristan 31). Cet ouvrage marqua un tournant dans la production littéraire et la pensée politique de Tristan. Endossant un nouveau rôle, la reporter6  s’exprima contre les injustices et dénonça la paupérisation grandissante de la société anglaise. Dans la préface, qui préfigure la coloration générale de l’ouvrage, elle établit la chronologie de ses voyages et décrit les transformations du contexte politique et social anglais :

Quatre fois j’ai visité l’Angleterre, toujours dans le but d’étudier ses mœurs et son esprit. En 1826, je la trouvai très riche. En 1831, elle l’était beaucoup moins, et de plus je la vis très inquiète. En 1835, la gêne commençait à se faire sentir dans la classe moyenne aussi bien que parmi les ouvriers. En 1839, je rencontrai à Londres une misère profonde dans le peuple ; l’irritation était extrême, le mécontentement général. (Tristan 61)

  • 5. Flora Tristan, Promenades dans Londres, ou l’aristocratie et les prolétaires anglais, (Paris : François Maspero, [1840] 1978).
  • 6. Voir l’introduction de l’édition critique des Promenades par François Bédarida, pp. 11-46.

En Angleterre, la Révolution industrielle de 1780 inaugura la transition vers une société fondée sur le commerce et l’industrie et s’appuyant sur l'expansion impérialiste. Cette transformation, pionnière en Europe, favorisa le développement économique et la croissance de la capitale au détriment des conditions de vie et de travail. Flora Tristan apparaît comme une exploratrice volontaire de celles-ci. Frappée par l’écart abyssal entre les classes ouvrières et l’aristocratie, la voyageuse visita des lieux stratégiques situés en dehors du circuit traditionnel et mondain privilégié par les touristes, hérité du Grand Tour, pour découvrir les différents aspects du Londres populaire, témoins de la 'misère profonde' de la capitale. Elle puisa son inspiration dans ses lectures de rapports d’intellectuels de son époque7 et dans ses investigations dans la plus grande ville du monde,8  des sites favoris de l’aristocratie aux bas-fonds, en passant par les quartiers populaires. Elle s’introduisit tantôt dans les faubourgs jouxtant la capitale, tantôt dans la campagne anglaise. Elle s’aventura dans les endroits les plus défavorisés (prisons, asiles, usines, taudis, clubs, finishes, quartiers, etc.), dans lesquels elle explora les liens de sociabilité tissés au sein des groupes marginaux (femmes, ouvriers, militants, Irlandais, Juifs, Polonais, réfugiés, malades mentaux, prostituées, délinquants, etc.). Ainsi, elle révéla la complexité des interactions entre les sphères dominante et dominée et révéla de nouvelles formes de 'sociabilité de la marge' déterminées par l’adversité, le conflit et l’exclusion,9 considérées comme des déclinaisons antagonistes de pratiques traditionnelles.

L’originalité du choix de son parcours contraste avec le titre de l’ouvrage. Au cours de ses promenades londoniennes, dépourvues de toute oisiveté et de hasard, Flora Tristan oriente10  le regard du lecteur vers une suite de lieux décrépits et de tableaux dissonants, symptomatiques du déclin social de Londres. La posture de promeneuse métamorphose cette sortie en rite initiatique pour le lecteur et pour elle-même. Au rythme lent de la marche, elle franchit les décors insidieux de la modernité et un espace citadin mutilé : la 'ville monstre'. Elle dévoile, comme Engels quelques années plus tard dans La condition de la classe ouvrière en Angleterre,11  l’écart entre le milieu aristocratique et le milieu prolétaire, et dénonce l’hypocrisie du récit de voyage:

  • 7. Flora Tristan a lu de nombreux ouvrages anglais et français écrits par ses contemporains pour se documenter sur la question anglaise. Elle recommande une courte bibliographie à ses lecteurs : La Grande-Bretagne en mil huit cent trente-trois, par M. le baron d'Haussez ; L’Angleterre vue à Londres et dans ses provinces, par le Maréchal de Camp Pillet, 1815 ; L’Irlande sociale, politique et religieuse, par M. Gustave de Beaumont, 1839 ; De la décadence de l’Angleterre, par B. Sarrans jeune, 1839 et Prostitution in London de M. Ryan, 1839. L’édition de 1842 voit l’introduction du texte fameux d’Eugène Buret, La misère des classes laborieuses en France et en Angleterre (1841).
  • 8. En 1840.
  • 9. Kimberley Page-Jones, ‘Introduction : Le conflit et l’antagonisme, générateurs d’opposition ou formes de socialisation ?’, in Aske, K. & Page-Jones K. (dir.), La sociabilité en France et en Grande-Bretagne au Siècle des Lumières, tome VI (L’insociable sociabilité : résistances et résilience), (Paris : Éditions Le Manuscrit, 2017).
  • 10. Rappelons-nous des origines étymologiques du verbe « promener » : pourmener signifie en ancien français « mener, faire aller en différents endroits ».
  • 11. En 1845.

Les voyageurs fashionables du continent demeurent dans les beaux quartiers de Londres, sans avoir le désir d’observer cette partie considérable de la population (à peu près la moitié) qui vit du travail des ateliers. […] Ils vont à Richmond, à Windsor, à Hampton Court ; ils voient les palais somptueux, les parcs magnifiques de l’aristocratie, et, de retour chez eux taxent d’exagération, de mensonge, les peintures de l’observateur qui, pénétrant au-delà de l’apparence, aura vu l’immoralité sans bornes où la soif de l’or peut conduire, et les misères horribles d’un peuple réduit à la famine et la cruelle oppression dont il est victime. (Tristan 57)

Pour effectuer ses visites dans les bas-fonds londoniens, la voyageuse utilise un réseau de connaissances déployé par ses contacts socialistes à l’étranger, souvent francophones. Elle choisit scrupuleusement ses accompagnateurs et reste discrète par rapport à leur identité (rarement identifiée) et au contexte de leur rencontre. Ses 'cicérones' furent souvent masculins et réputés, appartenant à différents milieux sociaux et professionnels, et la guidèrent pendant ses explorations, toutefois contraintes par les difficultés et les restrictions relatives à son sexe et à son statut social. L’absence occasionnelle d’un guide ne détourna pas l’autrice de son chemin.12  Déterminée, elle pénétra régulièrement dans des lieux traditionnellement réservés aux hommes en bravant les interdits de la loi : elle assista, entre autres, à une séance dans les Chambres du Parlement travestie en homme et escortée par un diplomate turc. Elle décrit minutieusement sa démarche :

La défense d’assister aux séances des honorables provoqua en moi l’envie d’y pénétrer ; […] Je m’adressai successivement à plusieurs de messieurs les attachés aux ambassades française, espagnole et allemande ; je rencontrai partout des refus, […] par la crainte de se compromettre quant à l’opinion reçue. Enfin, chose étrange, je trouvai un Turc, personnage éminent, venu à Londres en mission, qui non-seulement approuva mon projet, mais m’en facilita l’exécution : il m’offrit un costume complet, sa carte d’entrée, sa voiture et son aimable compagnie. (Tristan 84-5)

  • 12. Par exemple, elle explora en totale autonomie la Brasserie de Barclay-Perkins.

En raison de sa proximité avec des membres influents des principaux courants politiques ouvriers français, comme le fouriériste Victor Considérant et le Saint-Simonien Prosper Enfantin, elle fut introduite dans les cercles d’adhérents établis à Londres.13  Cela lui permit de participer à des réunions clandestines organisées par de grands dirigeants anglais. Fascinée par les mouvements owéniste et chartiste, la militante ouvrière consacra plusieurs chapitres au socialisme d’Owen et à l’étude de la cause des chartistes, dont l’influence s’accrut à partir du désastre des Corn Laws de 1815. Flora Tristan fut un témoin privilégié de l’essor de la première vague chartiste pendant son séjour en 1839. Ainsi, elle fit figurer un extrait de leur pétition adressée à la Chambre des Communes dans son ouvrage et elle décrit avec émoi sa rencontre avec les Irlandais J. B. O’Brien (1804-1864) et F. O’Connor (1796-1855), ainsi que d’autres représentants du mouvement : 

Je n’avais nulle confiance dans les témoignages passionnés des partis et je voulais former mon opinion sur les chartistes d’après ma raison, voir si réellement ils étaient des monstres altérés de sang, des fous perdant la cause du peuple, ou des génies envoyés par Dieu pour délivrer l’Angleterre de l’esclavage. ([...] Mon ami fait demander messieurs O’Brien et O’Connor ; ces messieurs viennent ; je leur suis présentée, et ils m’introduisent dans la salle, où personne n’est admis que sur la présentation de deux membres. (Tristan 74-6)

Soucieuse de compléter son instruction sur le mouvement ouvrier anglais, de contraster ses impressions et son avis sur les théories politiques, l’autrice se rendit dans l’usine de gaz de Horse Ferry Road à Westminster accompagnée par un 'foreman'. Des manufacturiers répondirent à ses questions, lui montrèrent la disposition et le fonctionnement des machines de l’usine, et lui révélèrent leur souffrance. 

  • 13. Voir Jean Balen, La Vie de Flora Tristan : Socialisme et féminisme au XIXe siècle (Paris : Le Seuil, 1972).

Tristan fut reçue dans des cercles sociaux constitués de médecins étrangers installés dans la capitale britannique, comme le Docteur John Elliotson, et Martin S. Warburg, avec qui elle entretint des relations étroites. Ces pionniers du mesmérisme, en vogue depuis la fin du XVIIIe siècle, lui ouvrirent les portes de plusieurs institutions médicales et lui présentèrent des chaperons privilégiés. Ainsi, elle pénétra dans l’un des asiles emblématiques de la ville, l’Hôpital de Bethléem, grâce à M. Holm, 'un des plus célèbres phrénologistes d’Angleterre' (Tristan 252) et à Miss Wheeler, 'la seule femme socialiste' (Tristan 253) qu’elle ait côtoyée à Londres. L’entretien entre les deux femmes, loin d’être anodin, dévoile l’étendue des rouages du réseau militant de l’autrice. En effet, Miss Wheeler, retenue par la postérité sous son nom de jeune fille, Anna Doyle (1785-1848),14  traduisit l’œuvre de Fourier en anglais. Par ailleurs, Flora Tristan cite, parmi les noms des autrices anglaises dont elle célèbre la 'supériorité intellectuelle', celui de Rosine Lytton-Bulwer,15  fille de Doyle et épouse du romancier Edward G. Bulwer-Lytton. 

La visiteuse se rendit également dans plusieurs types de maison d'arrêt afin de comprendre les différentes catégories de crimes, les mobiles des criminels, les punitions qui leur étaient infligées. La diversification des prisons coïncida avec la hausse de la criminalité en Angleterre, effet collatéral de l’industrialisation. À Colbath-Fields, elle fut escortée par George Laval Chesterton, gouverneur de la prison de 1856 à 1859. Elle découvrit Newgate dans les pas d’Elisabeth Fry (1780–1845). Cette bienfaitrice quakeresse occupa volontairement le poste de 'dame officière' ('lady visitor') et fut une figure phare des activités réformatrices conduites dans les prisons anglaises, notamment pour protéger les femmes des violences dans le milieu carcéral. Elle facilita aussi la rencontre de Flora Tristan avec des prostituées et des femmes incarcérées pour vol de nourriture.

Barrett, Jerry, ‘Wood engraving of Elizabeth Gurney Fry reading to prisoners in Newgate Prison, London’, Wikimedia Commons, circa 1860s.
Jerry Barrett, ‘Wood engraving of Elizabeth Gurney Fry reading to prisoners in Newgate Prison, London’, Wikimedia Common, circa 1860s. 

Les impressions laissées par ses visites la ramenèrent à l’une des interrogations centrales des Promenades dans Londres : la situation des femmes en Angleterre et, plus largement, la question de l’éducation. Tristan montra sa sympathie non seulement pour toutes les femmes issues des milieux populaires, dont elle regretta le manque d’instruction, mais aussi son admiration pour certaines autrices anglaises, dont elle salua le succès et qu’elle compara à celui des autrices françaises. Parmi elles, un nom et une œuvre s’imposent : A Vindication of the Rights of Woman de Mary Wollstonecraft. Flora Tristan s’inscrit dans la lignée des revendications prônées par la Britannique et exalte le rôle influent qu’elle occupa durant la Révolution française dans les relations entre la France et l’Angleterre. Un véritable dialogue à travers le temps et l’espace s’établit entre les deux autrices et les Vindications deviennent un intertexte incontournable de l’œuvre de Tristan, cité au début et à la fin des Promenades :

Le livre de Mary Wollstonecraft est une œuvre impérissable ! Elle est impérissable, parce que le bonheur du genre humain est attaché au triomphe de la cause que défend the vindication of the rights of woman [sic.]. Cependant, ce livre existe depuis un demi-siècle, et personne ne le connaît ! (Tristan 323)

  • 14. Margaret McFadden, ‘Anna Doyle Wheeler (1785-1848): Philosopher, Socialist, Feminist’, Hypatia, (vol. 4, n° 1, 1989), pp. 91-101
  • 15. Rosine Lytton-Bulwer (1802-1882), autrice féministe britannique d’origine irlandaise. Les deux autrices partagèrent les mêmes convictions, un sort malheureux dans le mariage et le goût du voyage.

Enfin, pour compléter ses enquêtes, Tristan fréquenta autant des lieux de sociabilité mondaine comme les clubs à Pall-Mall, St. James et à Carlton Terrace, que des endroits périlleux, tels les fameux finishes,16  ou encore les théâtres londoniens de Covent Garden et Dury-Lane. L’intrépide voyageuse y trouva des scènes témoignant de la dégénérescence de la civilisation moderne :

Le plus grand spectacle pour l’homme c’est l’homme !  – […] À neuf heures et demie, dans tous les théâtres, les places sont à moitié prix [sic.] ; alors arrivent en foule des masses de filles publiques et des hommes de toute condition ; les filles circulent partout, s’asseyent à votre côté si elles y trouvent place, exhalent une odeur de gin à vous asphyxier, entrent et sortent des loges à chaque instant, car la représentation n’est nullement l’objet de leur attention ; elles viennent au spectacle uniquement pour faire leur métier [sic.] […]. L’air ambiant a quelque chose de délétère dont la poitrine est oppressée ; dans le foyer, le dévergondage est sans nulle retenue et la prostitution s’y montre à découvert ; ce sont des scènes tellement scandaleuses que la plume se refuse à les tracer. (Tristan 264-283)

  • 16. Tristan p. 114.

Véritable 'sortie'17  pour une femme de son temps, le voyage londonien de Flora Tristan illustra la métamorphose progressive de la ville et de la société anglaises au cours de l’industrialisation et l’autrice, en témoin oculaire, en dépeint les conséquences funestes. Son itinéraire à travers la topographie des bas-fonds londoniens lui permit d’explorer les transformations de la vie et des relations sociales et d’exposer l’hypocrisie manifeste dans ces organisations hétérogènes. Elle révéla la complexité des liens établis entre les différentes classes sociales et de nouvelles formes de sociabilité antagonique inhérentes à la reconfiguration du contexte politique et historique anglais. Bien qu’elle n’entretînt pas de lien durable avec les britanniques rencontrés, l’autrice s’attacha aux minorités sociales anglaises, marginalisées dans leur propre pays, et à leur cause, qu’elle diffusa amplement. À son retour en France, inspirée par ses découvertes londoniennes, Flora Tristan entreprit un travail généreux et engagé auprès des cercles ouvriers français et prolongea la mission de ses promenades, cette fois-ci, sous la forme d’un tour de l’hexagone.18

  • 17. Michelle Perrot, ‘Sortir’, in G. Duby & M. Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, tome IV (Le 19e siècle), (Paris : Plon, 1995).
  • 18. Flora Tristan s’engagea dans un tour de France (de 1843 à 1844), pour rassembler des femmes et hommes ouvriers autour de son projet d’Union ouvrière universelle. Décédée au cours de son voyage, le journal qu’elle tint durant son périple parut à titre posthume sous le titre Le Tour de France. État actuel de la classe ouvrière sous l’aspect moral, intellectuel, matériel.
Citer cet article
RODOVA Diana, "Flora Tristan", Encyclopédie numérique de la sociabilité britannique au cours du long dix-huitième siècle [en ligne], ISSN 2803-2845, Consulté le 13/04/2024, URL: https://www.digitens.org/fr/notices/flora-tristan.html

Références complémentaires

Baelen, Jean, La Vie de Flora Tristan : Socialisme et féminisme au XIXe siècle (Paris : Le Seuil,  1972).

Cross, Maire, Tim Gray, The Feminism of Flora Tristan (Berg: Oxford, 1992). 

Dijkstra, Sandra, Flora Tristan: Pioneer Feminist and Socialist (Paris : Le Seuil, 1972). 

Lauzanne, Alain, ‘Londres vue par Flora Tristan. Socialiste et féministe’, Cercles (n° 17, 2007), p.121-139. Journal Database, http://www.cercles.com/n17/special/lauzanne.pdf.

Michaud, Stéphane, Flora Tristan 1803-1844 (Paris : Éditions Ouvrières, 1984). 

Puech, Louis, La Vie et l’œuvre de Flora Tristan (Paris : M. Rivière, 1925). 

Tristan, Flora, Le Tour de France. État actuel de la classe ouvrière sous l’aspect moral, intellectuel, matériel, ed. J. Puech (Paris : Éditions de la Tête de Feuilles, 1973).

Rancière, Jaques, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier [1998] (Paris : Hachette, 2005).

In the DIGIT.EN.S Anthology