Résumé
En abolissant la frontière de passage entre les différents peuples, l’hospitalité a pour but d’admettre l’autre temporairement dans son espace et de lui faire franchir le seuil de l’anonymat. Tel qu’on le verra dans les récits de voyage de James Cook et de Watkin Tench, elle est au dix-huitième siècle l’une des premières marques de l’accueil de l’altérité dans la relation entre Anglais et peuples autochtones. L’hospitalité devient pour les explorateurs la pratique par laquelle se manifeste le degré de sociabilité en Australie.
Mots-clés
Le XVIIIème siècle est marqué par une vague de voyages outre-mer par lesquels scientifiques, botanistes, militaires, explorateurs partent à la découverte de contrées lointaines. C’est notamment le cas de James Cook et de Watkin Tench qui, sous les ordres de la couronne britannique, convergent vers l’Océan Pacifique aussi bien pour découvrir les spécificités de ces nouveaux territoires que par intérêt stratégique (notamment la création d’une colonie pénitentiaire et l’expansion territoriale de la Grande-Bretagne). Dans les récits qu’ils laissent à la postérité,1 il est fait mention des rites d’accueil lors des 'premières rencontres' (entre Anglais et insulaires) qui témoignent de marques d’hospitalité envers l’altérité étrangère et inconnue. Cette littérature de voyage est une source d’informations non négligeable qui nous renseigne sur l’essence, la qualité et les modalités des relations sociales nouées entre les Anglais et les populations autochtones. Dans ce contexte, envisager l’hospitalité comme une manière de s’ouvrir à l’autre et de le recevoir permet de faire le pont entre des mondes et cultures éloignés et fondamentalement différents. Cette pratique vise à admettre l’autre temporairement dans son espace et à lui faire franchir le seuil de l’anonymat. Abolir cette frontière est tout l’enjeu de l’hospitalité, car elle fait entrer et intègre celui ou celle qui pourrait être mis à l’écart : de ce fait, elle témoigne d’un savoir-vivre visant à établir la relation. C’est en ce sens qu’elle peut être considérée comme l’une des manifestations de la sociabilité, car elle requiert de l’autre du savoir-vivre et de la bienséance pour transcender les différences. Ainsi, la sociologue Anne Gotman explique que l’hospitalité favorise l’agrégation de l’étranger à la communauté :
- 1. Ce travail sera mené en s’appuyant sur les journaux de Watkin Tench, A Complete Account of the Settlement at Port Jackson, in New South Wales: Including an Accurate Description of the Situation of the Colony, of the Natives, and of Its Natural Productions [1793] (Sydney: University of Sydney Library, 1998) et de James Cook, A voyage to the Pacific Ocean ... for making discoveries in the northern hemisphere : performed under the direction of Captains Cook, Clerke and Gore, in the years 1776, 7, 8, 9 and 80, (Perth: R. Morison, jr, for R. Morison and Son ; London: J. Lackington and Leeds: J. Binns, 1787).
Cela signifie que l’hospitalité implique des pratiques de sociabilité, des aides et des services qui facilitent l’accès aux ressources locales, et l’engagement de liens allant au-delà de l’interaction immédiate, seuls à même d’assurer la réciprocité.2
- 2. Anne Gotman, Le sens de l’hospitalité. Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre (Paris : Presses Universitaires de France, 2001), p.3.
Elle se pratique avec son hôte3 que l’on juge digne d’entrer dans le cercle communautaire : c’est une inclusion qui ouvre à l’autre dans un geste de réciprocité.
- 3. Ce mot qui vient du verbe latin « hostire » désigne à la fois celui qui accueille et celui que l’on reçoit. Ils sont placés au même niveau et se parent indistinctement des figures d’étranger, de sédentaire, de divinité, d’altérité. Les deux parties sont donc appelées à exercer une politique de l’hospitalité et à s’engager dans des codes visant à insérer l’inconnu dans le groupe, à le protéger et à le traiter comme un égal.
Dans A Narrative of the Expedition to Botany Bay de W. Tench, l’officier de Marine relate que, des heures après leur débarquement à Port Jackson (qui deviendra ultérieurement Sydney), des Aborigènes viennent à leur rencontre. Ils apparaissent par groupes composés essentiellement d’hommes pour voir les nouveaux venus :
For on the Supply's arrival in the Bay on the 18th of the month, they were assembled on the beach of the south shore, to the number of not less than forty persons, shouting and making many uncouth signs and gestures [...]. The Indians, though timorous, shewed no signs of resentment at the Governor's going on shore; an interview commenced, in which the conduct of both parties pleased each other so much, that the strangers returned to their ships with a much better opinion of the natives than they had landed with; and the latter seemed highly entertained with their new acquaintance, from whom they condescended to accept of a looking glass, some beads, and other toys (Tench 27-28).
Perçue de prime abord comme une forme de curiosité à l’égard de ceux qui foulent leur sol, tout porte à croire, à la lecture de ces récits, que cette pratique correspond bien là à des rites d’accueil. Le même procédé intervient par exemple dans la narration que J. Cook fait de son troisième voyage dans le Pacifique (1776-1780). Quelques heures après avoir accosté, Cook et les membres de son équipage se retrouvent entourés par les insulaires; certains arrivant sur des pirogues pendant que d’autres courent vers la rive au-devant du bateau. Le signe de l’accueil prend plusieurs formes, variables d’une culture à une autre. Dans ce cas précis, la seule présence physique matérialise la rencontre, avant que les danses traditionnelles exécutées par les Aborigènes n’enrichissent cet accueil. Il semble que l’afflux des insulaires autour des explorateurs et les danses qu’ils effectuent aient pour fonction de les unir à un réseau, les rattachant ainsi à une même humanité. Benjamin Boudou explique que ce rite de bienvenue favorise a priori un 'processus de familiarisation réciproque' qui rend plus propice et évident 'l’amorçage de la socialité, l’identification de l’étranger, ou l’intégration temporaire de l’invité'.4 L’hospitalité passe alors par un symbolisme physique qui marque l’inclusion de l’étranger autorisé à appartenir au groupe. Le rapport à l’autre se traduit par le biais de ces rituels traditionnels qui deviennent le symbole par lequel les natifs australiens montrent qu’ils partagent ce devoir d’hospitalité, témoin du degré de sociabilité d’une société.
- 4. Benjamin Boudou, Politique de l’hospitalité. Une généalogie conceptuelle (Paris : CNRS Editions, 2017), p.11.
Les pratiques hospitalières des autochtones dans le Pacifique ne sont pas uniquement symboliques. Les récits des explorateurs rapportent en outre que d’autres marques matérielles accompagnent cet accueil. En attestent les présents divers qu’ils offrent aux voyageurs : animaux, fruits et légumes, vêtements tissés avec des écorces d’arbres ou d’animaux, flèches, crânes et ossements humains. Les manifestations d’affection pour signifier à l’hôte qu’une place lui est faite dans ce nouvel espace et pour assurer le bon déroulement de son séjour sont pléthoriques. Ce principe du don, caractéristique du dispositif de la rencontre, est en cela inhérent à l’idée même d’hospitalité.5 En accueillant, on offre à l’invité ce 'quelque chose' qui va faire de l’étranger un ami potentiel et souder ainsi l’interaction. En l’occurrence, des échanges de produits se soldent par la suite par un troc entre Anglais et Aborigènes.
La valeur de ce troc posait néanmoins problème, car ces échanges n'étaient pas toujours équitables. La rencontre coloniale, souvent marquée par des pratiques abusives, fut au cœur d’un processus de différenciation et d’occultation de l’autre. Par ailleurs, beaucoup voient dans cet échange le travestissement d’une commercialisation qui enlève à l’hospitalité sa condition première, à savoir le fait qu’elle est désintéressée. Toutefois, il serait réducteur de s’arrêter à l’attrait indéniable que suscitent les produits de l’ailleurs pour juger du type de relation entretenu. Certes, les présents n’étaient pas offerts sans en espérer un certain bénéfice en retour, mais ils visaient bien à favoriser la socialisation avec les insulaires rencontrés. Dans l’extrait suivant, Cook mentionne que, sur ordre de l’Amirauté, sa cargaison contient des objets pour :
[…] entretenir des relations amicales avec les habitants des îles du Pacifique [...] Le 10 juin nous embarquâmes deux vaches avec leurs veaux, des moutons, du foin et des graines pour améliorer ultérieurement les subsistances de ces populations (Cook 40).
En revanche, dans le récit de W. Tench, c’est lui qui fournit des biens matériels aux autochtones, qui se montrent d’ailleurs peu enclins à cet échange: un miroir contre lequel il recevra une massue, une hache en contrepartie d’une lance. Bien qu’il conclue, tout comme son prédécesseur J. Cook, à un désintérêt des Aborigènes pour les biens matériels, cet épisode est pourtant primordial pour le futur de la colonie en construction : il marque les prémices d’une relation qu’il souhaite amicale. Les biens échangés sont donc peu de choses, car ils ont un objectif plus élevé : la politesse, la courtoisie, l’acceptation de l’autre et de ses rites. Dans cette perspective, le don peut s’envisager comme un opérateur rendant la rencontre fructueuse, et l’hospitalité, comme une pratique qui reconnaît l’étranger tout en le faisant entrer dans sa culture.
- 5. Voir Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques (Paris : PUF, coll. « Quadrige Grands textes », 2007).
C’est la raison pour laquelle l’hospitalité peut, dans le même temps, devenir une marque de défiance par rapport à un ordre des choses jugé hostile. Dès lors que l’hôte n’adhère pas aux modalités de l’accueil, l’hospitalité devient problématique car elle s’empreint de tensions. Par exemple, l’anthropophagie est une pratique qui compromet l’identité humaine des Aborigènes aux yeux des Anglais, en les abaissant au rang de barbares. Le capitaine Cook indique ne pas comprendre pareils sacrifices et se place par conséquent à distance de ses hôtes. W. Tench, quant à lui, s’étonne dans son journal de la versatilité6 de leurs réactions qui, un jour, les conduit à être de bons voisins, tandis qu’à un autre moment, ceux-ci peuvent se montrer hostiles ou distants. La diversité des règles et des codes hospitaliers est telle que les voyageurs sont réticents face aux gestes d’un vivre-ensemble qui ne ressemblent pas à ceux qu’ils connaissent. Le progrès est envisagé par les Britanniques selon des normes civilisationnelles préétablies qui se heurtent à ces rites hospitaliers aux contours pluriels et qui nécessitent une ouverture d’esprit à des codes socioculturels différents. Selon Alain Montandon, la signification de l’hospitalité est différente d’un peuple à l’autre et d’une époque à l’autre. Elle induit un seuil qui sert de « ligne de démarcation » entre deux compréhensions des évènements : c’est la 'limite entre deux mondes, entre l’extérieur et l’intérieur, le dehors et le dedans'.7 Quand elle n’est pas conçue en termes de pont vers l’altérité, elle constitue une frontière problématique et devient une contrainte. Cependant, pour apprécier les marques d’hospitalité, il faut avant tout savoir accepter de se laisser transformer par des marqueurs culturels qui sortent de l’ordinaire et du connu. Être un hôte requiert donc, en contrepoint, d’être prêt à ce que son quotidien soit bouleversé, à se plier aux lois de l’accueil et à être éventuellement exclu des frontières de l’hospitalité, à tout moment.
- 6. Ce caractère versatile est aussi un constat que James Cook fait, notamment à Hawaï dans la baie de Kealakekua où il est d’abord reçu gracieusement par les insulaires : il est alors pris pour un dieu. Mais, une autre fois où il revient réparer un mât de misaine sur l’île, ils se montrent fortement hostiles envers lui et ses hommes et J. Cook perd la vie lors d’un conflit qui les oppose, tel que le rapporte le capitaine King qui prend par la suite le commandement du navire.
- 7. Alain Montandon, Le livre de l’hospitalité. Accueil de l’étranger dans l’histoire et les cultures (Paris : Bayard, 2004), p. 7.
L’accueil des voyageurs est ainsi régulé par des formes variées de rites hospitaliers : danse, présence physique, chant, échange de présents, construction de maisons d’hôte, banquet, visite. Durant l’expansion britannique, ces pratiques ont pu contribuer à fonder un tissu relationnel. Au XVIIIe siècle, de nouvelles réalités ont pu faire passer l’hôte pour l’étranger en raison des différences culturelles : la rencontre aboutissait parfois à des confrontations marquées par des pratiques hostiles (la danse de guerre 'haka' que les Maoris effectuent devant Cook en est une illustration). Toutefois, bien que d’un espace à un autre les pratiques aient divergé, l’hospitalité est restée un cérémonial d’accueil par lequel on s’engageait à recevoir l’autre. Cook tisse ainsi des liens d’amitié avec certains insulaires (O’Too, qu’il considére comme son ami, ainsi qu’Omaï et Tupai) qui enrichissent ses rapports avec les autochtones et sa connaissance des îles du Pacifique. Tench, quant à lui, n’a de cesse, en devenant plus proche de certains Aborigènes de Port Jackson, de vanter leurs valeurs humanistes. Ils font tous deux l’expérience d’une hospitalité propre aux insulaires (alimentant le mythe du bon sauvage et de son hospitalité primitive) qui leur permet de mieux appréhender l’altérité. W. Tench et J. Cook ont réussi à mettre en œuvre des actions réciproques non institutionnalisées, aboutissant à la rencontre de l’altérité et à la re/connaissance de l’autre comme un semblable. En dépit des dérives, l’hospitalité a su assurer un rôle de médiation vers l’autre puisque l’étranger, quand il était accueilli, était librement et indistinctement dans des conditions favorables à l’émergence d’une sociabilité.
Si l’hospitalité ouvrit la voie à l’étranger, cette pratique de sociabilité fut néanmoins instrumentalisée. En effet, parmi les raisons qui conduisirent W. Tench et J. Cook en Australie, la volonté de découvrir et d’annexer de nouveaux territoires était bien présente. La puissance et la grandeur d’un État étaient à cette époque légitimées par l’étendue des territoires possédés à échelle globale. L'expansion coloniale ne s’est pas faite sans une annexion culturelle; d'une certaine façon donc, l’hospitalité a ouvert la voie à la colonisation. Ce qui devait être un espace d’accueil temporaire des Anglais par les Aborigènes devint une colonie sous régime britannique avec des rapports de force inégaux, et où les hôtes furent spoliés, exploités et exterminés. L’inclusion s’est étendue dans le temps, et ceux qui furent accueillis de façon provisoire s’installèrent et devinrent les nouveaux propriétaires. Aujourd’hui, la présence de la statue de James Cook en Australie est sujet à de virulents débats, quand ailleurs (aux États-Unis, en Afrique du Sud, au Congo, en France…), ces statues et les inscriptions qui les accompagnent se voient remises en cause. Avec la réécriture de l’histoire et l’essor de mouvements indigénistes, nous sommes aujourd'hui témoin d'une volonté de décoloniser l’imaginaire et de repenser d'un autre point de vue ce que fut la rencontre impériale des voyageurs anglais et des Aborigènes sur leurs propres terres.
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Références complémentaires
Brimnes, Niels, Constructing the Colonial Encounter: Right and Left Hand Castes in Early Colonial South India (New York: Routledge, 1999).
Eysermann, Béatrice, Gagnon, Eric , 'Limites de l’hospitalité’, dans Eric Gagnon (dir.), Exclusions et inégalités sociales. Enjeux et défis de l’intervention publique (Canada : Presses de l'Université Laval, 2009), p. 29-68.
Fassin, Didier, ‘Politiques hospitalières et pratiques inhospitalières’, Face à face (n° 2, 2000).
Gotman, Anne, ‘Les périls de l'asymétrie. L'étranger est-il soluble dans l'immigré ?’, Pardès (vol. 52, n° 2, 2012), p. 15-36.
Hirst, John, Sense and Nonsense in Australian History (Melbourne: Black Inc. Agenda, 2009).
Merle, Isabelle, ‘Le journal de Watkin Tench of the Marines’, Genèses (vol. 43, n° 2, 2001), p. 6-31.
Montandon, Alain et al., L’hospitalité au XVIIIème siècle (Clermont-Ferrand: Presses Universitaires de Blaise Pascal Clermont-Ferrand, 2000).
Pons, Anne, James Cook. Le compas et la fleur (Paris: Perrin, 2015).
Pratt, Mary Louise, Imperial Eyes. Travel Writing and Transculturation (Londres/New York: Routledge, 1992).
Schneider, Russell, The Secret Diaries of Watkin Tench (Sydney: Moshpit Publishing, 2019).
RESOLUTION: Journal kept by Captain James Cook. Discovery and surveying, Pacific, Australia, west coast of North America. The National Archives, ADM 55/113. Link to TNA Discovery platform: https://discovery.nationalarchives.gov.uk/details/r/C2976785
RESOLUTION: Journal kept by Captain James Cook. Discovery and surveying, Pacific, Australia, west coast of North America. The National Archives, ADM 55/111. Link to TNA Discovery platform: https://discovery.nationalarchives.gov.uk/details/r/C2976783