Stéphanie-Félicité de Genlis

Image
George Romney, ‘Madame de Genlis’, Fine Arts Museums of San Francisco, 1940.14, 1792.
Image
Tableau de Jean-Antoine-Théodore Giroust (1753-1817). Mme de Genlis donnant une leçon de harpe à Mlle d’Orléans en présence de Paméla d’après Giroust’, Bibliothèque nationale de France, département de musique, VM PHOT MIRI-15 (40), Gallica, 1945-1985.
Image
Henri-Félix Philippoteaux, ‘Philipe Egalité, sa femme et leurs enfants, et leur gouvernante’, Musée Carnavalet, G.42805, 1884.
Image
‘Portrait de Louis-Philippe d’Orléans, duc de Chartres, futur roi Louis-Philippe Ier à l’âge de seize ans en costume du 14e Dragons (Dragons de Chartres)’, Musée Condé, OA1393, 1787.
Image
Jacques-Louis Copia, ‘Portrait de Mme de Genlis au début de la Révolution (estampe)’, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, RESERVE FOL-EF-103, Gallica, c. 1780.
Image
Etienne-Frédéric Lignon (1779-1833), ‘Comtesse de Genlis (gravure d’après le tableau de Sophie Bertaud)’, Fogg Art Museum, G 2368, 19th century.

Résumé

Dès les années 1780, l’œuvre pédagogique de Stéphanie-Félicité de Genlis (1746-1830) connaît outre-Manche un succès considérable qui se poursuit à la période romantique. Favorable aux premières mesures révolutionnaires, l’écrivaine, très liée aux Orléans, prend néanmoins ses distances avec le nouveau régime. Partie en émigration, elle revient en France en 1800. Après la paix d’Amiens et sous la Restauration, elle reçoit la visite de nombreux voyageurs britanniques. On s’intéresse ici aux liens que, de l’Ancien Régime aux tout premiers jours de la Monarchie de Juillet, cette autrice à l’œuvre abondante et protéiforme entretint avec des ressortissants de la couronne britannique ainsi qu’aux principales expériences de sociabilité qui furent les siennes durant ses deux séjours en Angleterre.

Mme de Genlis et le milieu orléaniste

Issue de la petite noblesse, Stéphanie-Félicité Ducrest de Saint-Aubin doit son ascension sociale à son mariage avec Charles Brûlart de Sillery, comte de Genlis, et à sa tante, Mme de Montesson.1  En 1772, elle entre au service de la duchesse de Chartres et s’installe au Palais-Royal – fief de la famille d’Orléans et centre d’opposition à Versailles – tandis que son époux est nommé capitaine de la garde du duc. Dès lors, elle se trouve étroitement associée aux cousins des Bourbons qui se présentent comme progressistes, anglomanes et anglophiles. Aristocrate dissolu et voltairien, franc-maçon, le duc de Chartres (1747-1793), dont elle est un temps la maîtresse, séjourne régulièrement dans son hôtel londonien de Portland Place et fréquente le prince de Galles. Loin de se réduire à une liaison éphémère, la complicité entre Genlis et celui qui devient duc d’Orléans en 1785 (il prend le nom de Philippe Egalité après 1792) dure près de vingt ans.

  • 1. Pour la biographie de Genlis, voir Martine Reid, Félicité de Genlis. La pédagogue des Lumières (Paris: Taillandier, 2022).

Largement autodidacte, d’une curiosité insatiable, cette musicienne reconnue fait une entrée remarquée en littérature en publiant en 1779 son Théâtre d’éducation. Cette même année, elle quitte le Palais-Royal pour se retirer dans le clos de Bellechasse2  où elle a proposé au duc et à la duchesse de Chartres de se dédier à l’éducation de leurs filles selon des modalités inédites dans les familles princières. Elle gagne un lieu à elle ainsi que la possibilité de se vouer à l’étude comme à la pratique des sciences et des arts. Ses propres filles et certains de ses neveux logent aussi à Bellechasse de même que deux orphelines britanniques, Paméla3  et Hermine, recueillies pour compléter le nombre des élèves et favoriser la pratique de la langue anglaise.

Fig 1
‘Mme de Genlis donnant une leçon de harpe à Mlle d’Orléans en présence de Paméla d’après Giroust’, Bibliothèque nationale de France, département de musique, VM PHOT MIRI-15 (40), Gallica, 1945-1985.
  • 2. Composé d’un couvent auquel furent ajoutés de nouveaux bâtiments, l’ensemble était situé rue Saint-Dominique, à Paris. Le duc de Chartres destina aussi le château de Saint-Leu à l’éducation de ses enfants.
  • 3. Renommée Paméla en hommage à Richardson, Nancy Sims, était selon les rumeurs la fille illégitime de Genlis et du duc de Chartres. Par son mariage, elle devint lady Edward Fitzgerald.

En 1782, Genlis devient en outre ‘gouverneur’ des trois fils du duc de Chartres (parmi lesquels le futur roi Louis-Philippe), responsabilité éducative généralement dévolue à un militaire qui lui vaut nombre de sarcasmes. Elle conçoit pour son groupe d’élèves un programme d’instruction exigeant, alliant théorie et pratique, éducation physique et artistique, visites et voyages, dans lequel morale et religion occupent une place importante. Simplicité de mœurs et discipline sont aussi de mise.4  

Fig. 2
Henri-Félix Philippoteaux, ‘Philipe Egalité, sa femme et leurs enfants, et leur gouvernante’, Musée Carnavalet, G.42805, 1884.
  • 4. Louis-Philippe, Mémoires. 1773-1793 (Paris : Plon, 1976), t.1, p. 3-30.

En aristocrate éclairée, Genlis se montre favorable aux premières mesures révolutionnaires. Son mari, le marquis de Sillery, est élu député. Le duc d’Orléans fréquente alors de futurs Girondins comme Pétion, Barère ou Brissot, qui sont reçus le dimanche à Bellechasse. Enthousiasmée par la prise de la Bastille, Genlis conduit ses élèves au spectacle de sa démolition5  et affiche son soutien à la disparition du régime absolutiste, comme en témoigne la voyageuse anglaise Helen Maria Williams à qui elle sert d’introductrice6  à son arrivée en France (Letters from France, 1790). Ainsi se rend-elle avec le jeune duc de Chartres aux séances versaillaises de l’Assemblée Nationale (Louis-Philippe, Mémoires, 85).

Fig 3
‘Portrait de Louis-Philippe d’Orléans, duc de Chartres, futur roi Louis-Philippe Ier à l’âge de seize ans en costume du 14e Dragons (Dragons de Chartres)’, Musée Condé, OA1393, 1787.
  • 5. Mme de Genlis, Mémoires (Paris : Ladvocat, 1825), t.3, p. 262.
  • 6. Elle la reçoit à Saint-Leu, lui donne accès aux collections de peinture du Palais-Royal et la fait inviter au château du Raincy alors propriété des Orléans.

Avec les Orléans, elle assiste aussi le 14 juillet 1790 à la Fête de la Fédération qui se déroule sur le Champ-de-Mars (Louis-Philippe, Mémoires, 134-136) tandis que son époux parraine le futur roi des Français au club des Jacobins (139), avant que celui-ci ne prenne son service dans les armées révolutionnaires. Si Genlis, intervenant dans les débats publics (Discours sur l’éducation publique du peuple et Discours sur le luxe et l’hospitalité, 1791), soutient certaines mesures du nouveau régime, elle s’effraie aussi de la tournure incontrôlable prise par les événements et par la radicalisation des classes populaires. Contre l’avis du duc et de la duchesse d’Orléans,7  elle gagne l’Angleterre en compagnie de certains de ses élèves, dont la princesse Adélaïde. Présenté dans les Mémoires comme un voyage thérapeutique à destination de Bath, ce séjour outre-Manche n’en est pas moins une forme d’émigration déguisée à laquelle le duc met un terme en novembre 1792. Une fois rentrée à Paris, l’écrivaine cesse toute fonction officielle auprès des Orléans et émigre tout en emmenant, à la demande du duc, la princesse Adélaïde désormais placée sur la liste des émigrés. Commence donc un périple qui, à travers différents centres d’émigration, la conduit de Belgique en Prusse.

 

  • 7. À partir de 1790, les relations de Genlis et de la duchesse se dégradent en raison de divergences politiques. Cette dernière retire à son ancienne dame d’honneur sa charge de gouvernante, mais se voit néanmoins contrainte de lui confier à nouveau sa fille.

Diffusion de l’œuvre pédagogique outre-Manche et séjours en Angleterre

Dans le milieu anglomane du Palais-Royal, Genlis a eu l’occasion de rencontrer des visiteurs britanniques. Si le premier de ses deux voyages outre-Manche date de juillet 1785, son désir de se rendre sur le sol anglais est ancien, comme en témoigne une lettre de 1778 à l’historien Edward Gibbon dont elle a fait la connaissance à Paris en 1777. En 1779, son Théâtre d’éducation reçoit un accueil favorable en Angleterre via la traduction immédiate qui en est faite. Deux autres ouvrages pédagogiques de 1782, Adèle et Théodore et les Veillées du château, connaissent un grand succès. Du premier, roman épistolaire et sentimental dans lequel morale et religion occupent une place centrale au sein d’un ample programme faisant l’éloge des idées de Locke et des œuvres de Shakespeare, Milton et Richardson, l’English Review déclare qu’il est : ‘the best system of education ever published in France’.8  Adèle et Théodore provoque en effet un engouement considérable : les Plans of Education (1792) de Clara Reeve s’en inspirent très ouvertement;9  dans son Ode to the Countess de Genlis (1784), William Hayley salue ‘The spirit-kindling guide, the heart-enchanting friend’ que constitue Genlis pour les jeunes lecteurs.10  De fait, Mrs Chinnery (Correspondence, 1802-1803) ou lady Morgan (France, 1817) insisteront sur l’influence déterminante de ces lectures de jeunesse.

  • 8. English Review (n°2, August 1783), p. 106-109.
  • 9. Gilian Dow, ‘The best system of education ever published in France : Adelaïde and Theodore en Angleterre’, in François Bessire et Martine Reid (eds.), Mme de Genlis. Littérature et éducation (Mont-Saint-Aignan : Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2008), p. 43-44.
  • 10. Jacques E. Bertaud, ‘Mme de Genlis et ses deux voyages en Angleterre’, Studies in Eighteenth Century Literature (Budapest: Akademiai Kiado, 1974), p. 293.

Forte du succès rencontré par ses œuvres et auréolée des liens qu’elle entretient avec les Orléans, Genlis reçoit un accueil chaleureux outre-Manche, à l’été 1785. Dans ses Mémoires, elle rappelle fièrement : ‘Je reçus des marques d’intérêt et d’estime des personnages les plus distingués […] toutes mes heures étoient employées en courses, visites et en fêtes’ (t.3, 336-337). Correspondances et journaux intimes des membres de l’élite culturelle mentionnent en effet l’arrivée de la comtesse à Londres, les rencontres, sorties ou dîners en sa compagnie (Bertaud 281-291). Le Daily Universal Register du 7 juillet 1785 rapporte que Genlis fut reçue à Windsor par la reine Charlotte (Bertaud 283). La comtesse rencontre aussi le prince de Galles qui fait donner une fête en son honneur. Grande admiratrice de Shakespeare, elle assiste à une représentation d’Hamlet au Théâtre Royal du Haymarket. Edmund Burke lui fait visiter Oxford, où elle admire le vitrail réalisé par Reynolds pour Christ Church. Elle se recueille sur la tombe de Richardson, qu’elle considère comme le seul auteur de ‘romans véritablement moraux’;11  elle rencontre Fanny Burney dont elle admire Evelina et Cecilia et le dramaturge irlandais Richard Brinsley Sheridan. Invitée par Burke, la duchesse de Portland, lord et lady Inchiquin et Wilkes, Genlis est aussi reçue à Strawberry Hill par Walpole et se rend au château de Blenheim. Nombre de ses hôtes relèvent qu’elle s’exprime très correctement en anglais (la pratique des langues vivantes est importante dans le programme d’éducation qu’elle a élaboré). Intéressée par le régime parlementaire, Genlis peut assister, grâce à Lord Inchiquin, à une séance de la Chambre des Communes. Elle trouve également à assouvir son goût pour la botanique en visitant le parc de Kew, dont elle vante la richesse et l’arrangement pittoresque, ainsi que les célèbres jardins du poète Waller. A cette férue de botanique, Lord Mansfield offre un rosier qu’à son retour à Paris elle remet au fleuriste Descemet, affirmant ainsi avoir été l’introductrice en France des roses mousseuses. En 1787, paraît en Ecosse The Beauties of Genlis, anthologie confirmant le succès de sa production didactique outre-Manche (Bertaud 294). Original Stories from Real Life (1788), l’œuvre destinée à la jeunesse de Mary Wollstonecraft, porte quant à elle l’empreinte de la lecture d’Adèle et Théodore et des Veillées du château. Dans son témoignage sur la France de 1790, Helen Maria Williams rappelle que Genlis est la célèbre autrice d’Adèle et Théodore. Lorsque, reçue à Saint-Leu, la voyageuse rencontre la princesse Adélaïde d’Orléans, elle croit voir en elle la vivante incarnation de l’héroïne du roman et ne tarit pas d’éloges sur l’éducation de Paméla (Letters from France, 1790, 77-80).

Fig 4
Jacques-Louis Copia, ‘Portrait de Mme de Genlis au début de la Révolution (estampe)’, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, RESERVE FOL-EF-103, Gallica, c. 1780.
  • 11. Genlis, Adèle et Théodore, ed. Isabelle Brouard-Arends (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2006), p. 192.

Plus long que le premier, le second séjour sur le sol britannique (1791-1792) se déroule dans des conditions bien différentes. Londres est devenu l’un des centres de l’émigration royaliste,12  mais les autorités redoutent que se propagent les idées révolutionnaires auxquelles certains radicaux sont déjà acquis (dont Macaulay, Johnson, Godwin, Williams ou Wollstonecraft). La proximité de la comtesse avec la Maison d’Orléans est devenue un sévère handicap. Presque aucune des personnalités qui l’avaient reçue ne la fréquente plus désormais. Burney se détourne d’elle ; Walpole dénigre avec véhémence ‘that scribbling trollop Mme de Sillery’ (Bertaud 95). Ardent initiateur du débat européen sur la Révolution, Burke est devenu quant à lui le représentant emblématique des contre-révolutionnaires (Reflections on the Revolution in France, 1790).13  En 1795, il classe désormais Genlis – aux côtés de Staël, Roland, Williams et Wollstonecraft – dans le clan honni des femmes aux écrits dangereux (Bertaud 295). Parmi les fréquentations du précédent séjour, seul Sheridan (épris de Paméla) continue à manifester à l’autrice des marques d’amitié. Au cours des treize mois passés sur le sol britannique, de nouveaux hôtes lui offrent néanmoins l’hospitalité, comme Sir Richard Colt Hoare, Thomas Charles Bunbury, Howard (futur duc de Norfolk), Hervey (futur lord Bristol) ou Lady EleanorButler et Sarah Ponsonby. L’écrivaine rencontre aussi Arthur Young qui, dans son récit de voyage, a livré un regard critique sur l’état de la France à la veille et au début de la Révolution. A Londres (où George Romney réalise son portrait ainsi que celui de Paméla) et à Bath, elle assiste presque quotidiennement aux représentations théâtrales. La comtesse gagne ensuite Bury St. Edmunds et réside plusieurs mois dans le Suffolk. Ce second voyage a donc été l’occasion pour elle, outre la pratique de la langue anglaise, de parfaire sa connaissance de la littérature et de l’histoire britanniques. Il a donné lieu à la fréquentation d’espaces de sociabilité mondaine (Bath, Bristol, l’hippodrome de Newmarket) comme à la découverte d’autres parties du pays. Mais il opère surtout comme une parenthèse et un refuge, alors même qu’en France les violences vont croissant. A son retour à Paris, Genlis apprend que le duc d’Orléans a rejoint le parti des Jacobins. Elle presse en vain son mari d’émigrer, mais celui-ci est emprisonné quelque temps au palais du Luxembourg, puis guillotiné le 31 octobre 1793. Williams, qui fut enfermée en tant qu’Anglaise dans cette même prison,14  raconte leurs échanges dans le volume 4 de ses Letters from France (1795).

 

  • 12. Ghislain de Diesbach, Histoire de l’émigration. 1789-1814 (Paris : Perrin, 2007).
  • 13. Yves Chiron, ‘E. Burke’, in Jean Tulard (ed.), La Contre-Révolution (Paris: CNRS Editions, 2013), p. 85-97.
  • 14. La flotte française aux mains des insurgés royalistes s’étant livrée aux troupes britanniques à Toulon le 1er octobre 1793, Williams est emprisonnée en tant que ressortissante anglaise d’octobre à décembre 1793.

De l’émigration aux salons parisiens : Genlis, inspiratrice ou objet de curiosité pour les Britanniques ?

Coïncidant avec le mariage de Paméla avec Edward Fitzgerald,15  l’émigration dans laquelle Genlis s’engage en décembre 1792 dure près de dix ans. A Tournai, où elle s’est réfugiée avec Adélaïde d’Orléans, parviennent des nouvelles qui l’obligent à reprendre la route : l’exécution du roi votée par Philippe Egalité, le bannissement à perpétuité des émigrés et la saisie de leurs biens, la réunion de la Belgique à la France, les mandats d’arrêt lancés contre les princes d’Orléans et leurs proches. Dès lors, l’autrice séjourne successivement en Suisse, aux Pays-Bas, à Altona (sous administration danoise) et dans différentes villes germaniques. Les émigrés royalistes lui tenant grief de sa proximité avec les Orléans, c’est souvent sous une identité d’emprunt qu’elle gagne sa vie en donnant des cours de langue, en dessinant et, surtout, en écrivant et publiant sans relâche. Celle qui a connu un train de vie brillant et fréquenté les plus hautes sphères sociales sera désormais en butte à des difficultés pécuniaires constantes et devra vivre de sa plume.

  • 15. Adepte des idéaux révolutionnaires, ce patriote irlandais se rend en France en 1792. Reçu par Williams, présenté à Genlis et à Paméla par Stone, il est arrêté le 28 mai 1798 lors de l’insurrection contre la couronne britannique soutenue par la France.

Son succès en Angleterre ne se dément pas, des Britanniques aux opinions politiques opposées la prenant pour modèle. Dans ses Letters Written during a Short Residence in Sweden, Norway and Denmark (1797), Wollstonecraft signale, après être passée par Altona, que Genlis a résidé dans ce lieu d’émigration et en profite pour lui rendre hommage. Autre représentante du féminisme, Mary Robinson la mentionne dans sa liste des femmes éminentes de la période contemporaine (Letter to the Women in England, 1799). Comme le montre Adriana Craciun,16  les conservateurs quant à eux utilisent les ouvrages que Genlis consacre à l’émigration (comme Les Petits émigrés, 1798) pour légitimer la poursuite de l’effort de guerre contre-révolutionnaire. Contre l’influence des English Jacobins, l’œuvre de Genlis permet, à des fins de propagande, de diffuser une vision sentimentale des émigrés, présentés comme des familles aristocratiques vertueuses, contraintes de fuir le désordre et la monstruosité anarchistes. Chez Hannah More, Charlotte Smith ou Fanny Burney, le soutien aux émigrés français sert le nationalisme anglais en prenant en outre la forme d’un geste charitable.

  • 16. Adriana Craciun, British Women Writers and the French Revolution (Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2005), p. 147-148.

En 1800, Genlis regagne la France avec un jeune Prussien qu’elle a adopté et dont elle tentera de faire un musicien prodige. Parmi les changements qu’elle déplore dans la sociabilité parisienne, figure le remplacement des réceptions d’autrefois par des routs ou ‘assemblées à l’anglaise’ (Mémoires, t.7, 10). En 1801, elle emménage pour dix ans dans un appartement contigu à la bibliothèque de l’Arsenal que Bonaparte lui a concédé à vie. Contre le versement d’une petite pension, elle engage un commerce épistolaire avec le régime impérial pour le compte duquel elle pratique une forme d’espionnage.17  À l’Arsenal, elle tient un salon que fréquentent principalement quelques proches de Napoléon et des conservateurs royalistes et catholiques parmi lesquels les traducteurs d’Ann Radcliffe et de Walter Scott. Après la signature de la paix d’Amiens puis à la chute de l’Empire, de nombreux voyageurs britanniques lui rendent visite,18  qu’ils l’admirent sincèrement (Margaret Chinnery, lady Morgan,19  le duc de Gloucester, Clorinde ou Georgina Byrne) ou se prétendent choqués par son attitude passée (sa liaison adultérine avec celui qui a voté la mort de Louis XVI). Parmi ces derniers se trouve Maria Edgeworth, qui a laissé une description mémorable de l’appartement de l’Arsenal et de l’allure de sa résidante.20  Il semble que, sous le Consulat21  et la Restauration,22  aller voir Genlis ait relevé des pratiques sociales des Britanniques en voyage à Paris au même titre que la visite de l’atelier de peintres aux convictions politiques opposées : David et Vigée-Le Brun. Non sans humour, Genlis décrit la ‘vieille femme’ qu’elle est devenue comme une ‘chose curieuse à voir’, à qui l’on rend visite et qu’ ‘on laisse là’.23  Au-delà de cet autoportrait sans complaisance, il ne fait nul doute que, par son statut de témoin d’un monde disparu, celle qui a connu les règnes de Louis XV et Louis XVI suscite la curiosité de nombre de voyageurs étrangers.24

Fig 5
Etienne-Frédéric Lignon (1779-1833), ‘Comtesse de Genlis (gravure d’après le tableau de Sophie Bertaud)’, Fogg Art Museum, G 2368, 19th century.
  • 17. Voir Jean Tulard, Joseph Fiévée, conseiller secret de Napoléon (Paris : Fayard, 1985).
  • 18. Après qu’elle a quitté l’Arsenal, certains Anglais de Paris sont aussi ses familiers, tels Mme Canning ou lord Bristol qui l’avait amicalement accueillie lors de son second séjour Outre-Manche.
  • 19. France (London: Colburn, 1817), vol. 2.
  • 20. ‘Lettre à M. Sneyd du 19/03/1803’, Maria Edgeworth in France and Switzerland, ed. C. Colvin (Oxford: Clarendon Press, 1979), p. 96-102.
  • 21. Henri Fauville, La France de Bonaparte vue par les visiteurs anglais (Aix-en-Provence : Edisud, 1989).
  • 22. Nicolas Bourguinat & Sylvain Venayre (eds.), Voyager en Europe de Humboldt à Stendhal (Paris : Nouveau Monde, 2007), p. 18.
  • 23. Genlis, Dernières lettres d’amour. Correspondance inédite avec A. de Montesquiou (Paris : PUF, 1965), p. 51.
  • 24. Voir Johann Friedrich Reichardt, Un hiver à Paris sous le Consulat [Vertraute Briefe aus Paris, 1804] (Paris : Taillandier, 2003), p. 142-143 ; Joseph Fiévée, ‘Mme de Genlis’, L’Artiste. Journal de la littérature et des beaux-arts (n°1, 1831), p. 7.

La relation intime que nouent Mrs Chinnery et Mme de Genlis tranche toutefois avec les pratiques de sociabilité des élites de l’Europe post-révolutionnaire. Car cette voyageuse, qui séjourne à Paris à l’automne 1802, entretint avec l’écrivaine une affection profonde, quoique traversée d’orages. Très vite, toutes deux sacrifient aux rituels de l’amitié, échangeant des boucles de cheveux,25  par exemple. Quelque peu adoucie par la perspective d’un proche séjour de Genlis en Angleterre (il n’eut lieu), la séparation est douloureuse :

  • 25. The Unpublished Correspondence of Mme de Genlis and Related Documents in the Chinnery Family Papers, ed. Denise Yim (Oxford: Voltaire Foundation, 2003), p. 72-76.

[…] chère amie mon cœur est à vous et vous suivra […] est-il possible que j’aie connu si tard la plus intéressante personne qui existe ! je voudrois vous aimer depuis votre enfance […] grand dieu quand j’ai tant souffert vous exitiés […] et vous partés, et quand je pense au bonheur inexprimable de vous revoir j’ose à peine l’espérer. depuis 15 mortelles années je n’ai pas éprouvé un moment de véritable bonheur, excepté celui de vous connaître […] adieu je vous embrasse maternellement (lettre à Mrs Chinnery, octobre 1802, The Unpublished Correspondence of Mme de Genlis, 6).

Depuis sa jeunesse, Margaret Chinnery révère l’œuvre de Genlis au point que, mettant en pratique les méthodes développées dans Adèle et Théodore, elle élève ses enfants à Gillwell Park dans ‘une sorte de Bellechasse anglais’ (Dow 48). En outre, elle est extrêmement proche du violoniste et compositeur italien Giovanni Battista Viotti que Genlis a entendu en concert dans les années 1780. Daté de 1803 et réalisé à Gillwell, un tableau de Vigée-Le Brun immortalise cette amitié, Mrs Chinnery s’étant fait représenter avec la compilation manuscrite d’histoires mythologiques que Genlis lui a offerte lors de leur rencontre. Lorsque, préoccupée par l’avenir de son fils adoptif, la comtesse ambitionne d’en faire un harpiste virtuose et l’envoie en 1807 à Londres, c’est sous la garde des Chinnery et de Viotti qu’elle le place. Malgré une longue brouille survenue entre les deux correspondantes, celles-ci finissent par se revoir à Paris en 1824 (Mémoires, t.8, 26).

En dépit d’une anglophilie qui a pu faiblir au XIXe siècle, comme on le constate ponctuellement dans son Dictionnaire26  ou ses Mémoires (t.3, 379-381), Genlis a eu pour la langue, la littérature, la philosophie et l’histoire britanniques un goût indéniable qu’elle a particulièrement exprimé dans ses œuvres éducatives. Si, des deux côtés de la Manche, sa vie privée fut l’objet de ragots et de supputations multiples, c’est incontestablement en Angleterre que sa production pédagogique obtint le plus de succès. Préféré à l’Emile de Rousseau, Adèle et Théodore a contribué à faire de l’écrivaine une ‘pédagogue aux idées neuves’ (Dow 49) aux yeux de deux générations de lecteurs et surtout de lectrices : après Williams, Wollstonecraft, More, Burney, Smith ou Reeve, c’est au tour de Mary Shelley, Jane Austen et Susan Ferrier de s’enthousiasmer pour ce roman (Dow 47). Avant et pendant la Révolution, Genlis a bénéficié outre-Manche d’une hospitalité généreuse. Mais, sous le Consulat et la Restauration, c’est elle qui, à l’Arsenal puis dans un des nombreux appartements qu'elle doit occuper, reçoit nombre de Britanniques séjournant sur le continent. Que Paméla, la préférée de ses élèves à Bellechasse et la compagne du second séjour en Angleterre, ait épousé un célèbre patriote irlandais n’est certainement pas étranger aux visites que lui font les Edgeworth ou Lady Morgan. Mais les hommages rendus par certaines Anglaises qui lui auraient même amené ‘leurs enfants à bénir’ (Fiévée 7), c’est bien à sa pratique pédagogique et à son œuvre pour la jeunesse qu’elle les doit.

  • 26. Voir ‘Anglomanie’, in Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour, des usages du monde, des amusements, des modes, des mœurs (Paris : P. Mongie Aîné, 1818), t .1, p. 37-38 et ‘Manufactures’, t.1, p. 355.
Citer cet article
LEONARD-ROQUES Véronique, "Stéphanie-Félicité de Genlis", Encyclopédie numérique de la sociabilité britannique au cours du long dix-huitième siècle [en ligne], ISSN 2803-2845, Consulté le 11/04/2024, URL: https://www.digitens.org/fr/notices/stephanie-felicite-de-genlis.html

Références complémentaires

Broglie, Gabriel de, Madame de Genlis (Paris : Perrin, 1985).

Cohen, Michèle, ‘Intellectual women’s roles across borders: French educationists Genlis and Leprince de Beaumont’s influence in England in the late eighteenth century’, in Guyonne Leduc (ed.), Les Rôles transfrontaliers joués par les femmes dans la construction de l’Europe (Paris : L’Harmattan, 2012), p. 135-146.

Cooper-Richet, Diana, ‘Entre culture, divertissement et bienséance : les écrits de Mme de Genlis dans les magazines britanniques’, in François Bessire et Martine Reid (dirs.), Madame de Genlis. Littérature et éducation (Mont-Saint-Aignan : Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2008), p. 181-192.

Craveri, Benedetta, ‘Mme de Genlis et la transmission d’un savoir-vivre’, in François Bessire et Martine Reid (eds.), Madame de Genlis. Littérature et éducation (Mont-Saint-Aignan : Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2008), p. 117-129.

Plagnol-Diéval, Marie-Emmanuelle, Madame de Genlis (Paris/Rome : Memini, 1996).

Reid, Martine, ‘Genlis dans le champ éditorial de son temps’, Revue de la Bibliothèque Nationale de France (n° 39, janvier 2021), p. 38-45.

Robb, Bonnie Arden, Madame de Genlis: Motherhood in the Margins (Wilmington: Delaware University Press, 2021).

Yim, Denise, A Genlis Education and Enlightenment Values: Mrs Chinnery and her Children (London: Routledge, 2022).

Zanone, Damien, Ecrire son temps. Les mémoires en France de 1815 à 1848 (Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 2006).

In the DIGIT.EN.S Anthology