De l'opinion publique (1784)

Necker, Jacques
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Boillet J.N., 'Mr Necker : ministre d'Etat directeur général des finances, né à Geneve. Ses travaux ont pour but le bonheur des humains', Gallica BnF, 1789.

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"Cependant cette réunion d'opinions, cet esprit de société, cette communication continuelle entre les hommes, doivent donner un grand prix aux suffrages des autres, & faire aimer, par-dessus tout, la considération, les égards, l'estime & la renommée."

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L'esprit de société, l'amour des égards & de la louange, ont élevé en France un tribunal , où tous les hommes qui attirent sur eux les regards, sont obligés de comparoître: là, l'opinion publique, comme du haut d'un trône, décerne des prix & des couronnes, fait & défait les réputations.

Cette autorité de l'opinion fut inconnue, tant que des troubles intérieurs remplirent tous les sentiments, occuperent toutes les pensées. Les esprits divisés par des factions où l'on ne fait jamais qu'aimer & haïr , ne pouvaient se réunir sous les bannieres plus tranquilles de l'estime & de l'opinion publique. Et lorsque, sous Louis quatorze le repos fût affermi, l'opinion publique ne put exercer encore que faiblement son empire. Ce grand monarque attiroit tout à lui, il vouloit être seul à répandre toutes les especes d'encouragement & de gloire ; son empressement à chercher le mérite , son talent à le discerner, sa vigilance à récompenser & à punir, cet art qu'il possédoit au plus haut degré, d'exciter ou de réprimer par des mots & par des regards, le grand éclat enfin qui environnoit son trône , tout avoit habitué la nation à ne chercher & à ne connoître que l'approbation d'un si grand Roi ; & l'on vit les hommes les plus élevés par leurs talents, & les plus comblés de la faveur publique, ambitionner encore avec plus d'ardeur d'être apperçus par ce Prince.

Cependant Louis XIV, & les hommes célébres qui firent l'ornement de son siecle, laisserent après eux les traces du beau, & comme une idée plus distincte de toutes les especes de talents & de mérites. La nation avoit appris ce qu'elle devoit admirer , & les hommes supérieurs dans tous les genres, s'étoient accoutumés à cette récornpense délicate & prochaine, qui tient aux applaudissements & à la louange.

De telles dispositions devoient nécessairement préparer l'empire de l'opinion publique ; cependant son progrès fut encore retardé par l'indifférence & la légèreté qui caractériserent le tems de la régence, par cette hardiesse de moeurs qui vint s'y joindre encore, & par ces agitations d'intérêt & de fortune qui occuperent uniquement l'attention ; mais depuis cette époque , la puissance de l'opinion publique , favorisée par diverses circonstances, s'est accrue successivement, & elle seroit aujourd'hui difficile à détruire : elle regne sur tous les esprits, & les Princes eux-mêmes la respectent, toutes les fois qu'ils ne font pas entraînés par de trop grandes passions les uns la ménagent volontairement, par l'ambition qu'ils ont de la faveur publique ; & les autres moins dociles , y font encore soumis sans s'en appercevoir , par l'ascendant de ceux qui les entourent.

Ce pouvoir de l'opinion publique, est infiniment plus foible dans d'autres pays & sous des Gouvernements différents. Les peuples esclaves doivent fixer toute leur attention sur les récompenses que décerne le Prince, ou sur les punitions qu'il peut exercer. Les républicains ne connoissent que le crédit populaire, ou l'ascendant de l'éloquence dans les assemblées nationales : la liberté, d'ailleurs, qui fait l'essence de pareils Gouvernements, inspire aux hommes plus de confiance dans leurs propres jugemens, & l'on diroit que, jaloux de toute espece d'empire, ils chérissent jusques à l'indépendance de leurs opinions, & sentent un secret plaisir à s'écarter de celle des autres. Enfin, les nations amollies par le climat du midi , trop occupées de tous les plaisirs des sens, ne voudroient pas du joug de l'opinion publique , & elles n'aimeroient point à servir sous un maître, dont les plus grandes faveurs ne vaudroient pas à leurs yeux les douceurs du repos , ou les enchantements d'une imagination exaltée. 

C'est ainsi que la plupart des étrangers, par des motifs différents, ont peine à se faire une juste idée de l'autorité qu'exerce en France l'opinion publique : ils comprennent difficilement ce que c'est qu'une puissance invisible, qui sans trésors, sans garde & sans armée , donne des loix à la ville, à la Cour, & jusques dans le palais des Rois. Cependant rien n'est plus vrai, rien n'est plus remarquable; & l'on cessera peut-être de s'en étonner, si l'on réfléchit sur ce qui doit résulter de l'esprit de société, lorsque cet esprit regne dans toute sa force au milieu d'une nation sensible, qui aime également à juger & à paroître, qui n'est ni distraite par des intérêts politiques , ni affoiblie par le despotisme, ni subjuguée par des passions trop bouillantes ; chez une nation enfin, où peut-être un penchant général à l'imitation, prévient la multiplicité des opinions, & rend foibles toutes celles qui font isolées : ensorte que réunies communément ensemble, & formant alors comme une sorte de flot plus ou moins impétueux, elles ont pendant la durée de leur mouvement , une force très-puissante.

Cependant cette réunion d'opinions, cet esprit de société, cette communication continuelle entre les hommes, doivent donner un grand prix aux suffrages des autres, & faire aimer, par-dessus tout, la considération, les égards, l'estime & la renommée. C'est une jouissance d'autant plus précieuse, qu'elle est de tous les jours & de tous les instants ; c'est une passion qui doit égaler & surpasser en énergie celle de l'argent & de la fortune : car les richesses elles-mêmes sont converties par ceux qui les possedent en biens de pure imagination : ces lambris dorés, ces parures éclatantes ce cortege de valets, ces brillants attelages, que seroient-ils au bonheur, sans le prix qu'on attache à l'impression que pourront faire sur les autres, ce luxe & cette vaine splendeur ? Et si de telles vanités, si de semblables chimeres ont un pareil attrait ; si on les recherche avec tant d'ardeur, comment seroit-on étonné d'un empire plus noble & plus raisonnable, de celui de l'opinion publique, de cette opinion qui regne sur les hommes, pour nourrir en eux l'amour de la véritable gloire, pour les exciter aux grandes choses par l'honneur & par la louange, & pour les éloigner de la bassesse & de la lâcheté par la crainte du mépris & de la honte ? Comment ne trouveroit-on pas redoutable cette puissance, qui peut avilir les hommes jusques sur les marches du trône, & qui peut les relever au contraire dans l'exil ou dans la disgrace ? 

Ah ! sentons le prix d'une autorité si salutaire : rallions-nous pour la défendre contre ceux qu'elle importune & qui voudroient la détruire. Elle seule arrête encore les funestes progrès de l'indifférence ; elle seule, au milieu d'un siecle dépravé, fait encore entendre sa voix, & semble y tenir les grands jours & comme les assises de l'honneur.

Je dirai davantage : c'est l'ascendant de l'opinion publique , qui souvent, plus qu'aucune autre considération, oppose des obstacles en France aux abus de l'autorité.

Oui, c'est uniquement cette opinion & l'estime qu'on en fait encore, qui conservent à la nation une forte d'influence, en lui confiant le pouvoir de récompenser ou de punir par la louange ou par le mépris. Que si jamais cette opinion étoit absolument dédaignée , que si jamais elle s'affoiblissoit d'elle-même, la liberté peut-être perdroit son principal appui, & l'on auroit besoin plus que jamais, & des vertus du Souverain, & de la modération de ses ministres.

Sources

Necker, Jacques. De l'Administration des finances de la France , par M. Necker. Paris : Panckoucke, 1784, vol. 1, p. LVIII-LXV (introduction). Transcription by Alain Kerhervé. Full text in Gallica.