Le droit d'association (1835)

Tocqueville, Alexis de
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Théodore Chassériau (1819–1856), Alexis de Tocqueville (1850). Musée d'histoire de France, Versailles

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"Après la liberté d’agir seul, la plus naturelle à l’homme est celle de combiner ses efforts avec les efforts de ses semblables et d’agir en commun."

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Des différentes manières dont on entend le droit d’association en Europe et aux États-Unis, et de l’usage différent qu’on en fait.

Après la liberté d’agir seul, la plus naturelle à l’homme est celle de combiner ses efforts avec les efforts de ses semblables et d’agir en commun. Le droit d’association me paraît donc presque aussi inaliénable de sa nature que la liberté individuelle. Le législateur ne saurait vouloir le détruire sans attaquer la société elle-même. Cependant s’il est des peuples chez lesquels la liberté de s’unir n’est que bienfaisante et féconde en prospérité, il en est d’autres aussi qui, par leurs excès, la dénaturent, et d’un élément de vie font une cause de destruction. Il m’a semblé que la comparaison des voies diverses que suivent les associations, dans les pays où la liberté est comprise, et dans ceux où cette liberté se change en licence, serait tout à la fois utile aux gouvernements et aux partis.

La plupart des Européens voient encore dans l’association une arme de guerre qu’on forme à la hâte pour aller l’essayer aussitôt sur un champ de bataille.

On s’associe bien dans le but de parler, mais la pensée prochaine d’agir préoccupe tous les esprits. Une association, c’est une armée ; on y parle pour se compter et s’animer, et puis on marche à l’ennemi. Aux yeux de ceux qui la composent, les ressources légales peuvent paraître des moyens, mais elles ne sont jamais l’unique moyen de réussir.

Telle n’est point la manière dont on entend le droit d’association aux États-Unis. En Amérique, les citoyens qui forment la minorité s’associent, d’abord pour constater leur nombre et affaiblir ainsi l’empire moral de la majorité ; le second objet des associés est de mettre au concours et de découvrir de cette manière les arguments les plus propres à faire impression sur la majorité ; car ils ont toujours l’espérance d’attirer à eux cette dernière, et de disposer ensuite, en son nom, du pouvoir.

Les associations politiques aux États-Unis sont donc paisibles dans leur objet et légales dans leurs moyens ; et lorsqu’elles prétendent ne vouloir triompher que par les lois, elles disent en général la vérité.

La différence qui se remarque sur ce point entre les Américains et nous tient à plusieurs causes.

Il existe en Europe des partis qui diffèrent tellement de la majorité, qu’ils ne peuvent espérer de s’en faire jamais un appui, et ces mêmes partis se croient assez forts par eux-mêmes pour lutter contre elle. Quand un parti de cette espèce forme une association, il ne veut point convaincre, mais combattre. En Amérique, les hommes qui sont placés très loin de la majorité par leur opinion ne peuvent rien contre son pouvoir : tous les autres espèrent la gagner.

L’exercice du droit d’association devient donc dangereux en proportion de l’impossibilité où sont les grands partis de devenir la majorité. Dans un pays comme les États-Unis, où les opinions ne diffèrent que par des nuances, le droit d’association peut rester pour ainsi dire sans limites.

Ce qui nous porte encore à ne voir dans la liberté d’association que le droit de faire la guerre aux gouvernants, C’est notre inexpérience en fait de liberté. La première idée qui se présente à l’esprit d’un parti comme à celui d’un homme, quand les forces lui viennent, c’est l’idée de la violence : l’idée de la persuasion n’arrive que plus tard ; elle naît de l’expérience.

Les Anglais, qui sont divisés entre eux d’une manière si profonde, font rarement abus du droit d’association, parce qu’ils en ont un plus long usage.

On a de plus, parmi nous, un goût tellement passionné pour la guerre, qu’il n’est pas d’entreprise si insensée, dût-elle bouleverser l’État, dans laquelle on ne s’estimât glorieux de mourir les armes à la main.

Mais de toutes les causes qui concourent aux États-Unis à modérer les violences de l’association politique, la plus puissante peut-être est le vote universel. Dans les pays où le vote universel est admis, la majorité n’est jamais douteuse, parce que nul parti ne saurait raisonnablement s’établir comme le représentant de ceux qui n’ont point voté. Les associations savent donc, et tout le monde sait qu’elles ne représentent point la majorité. Ceci résulte du fait même de leur existence ; car, si elles la représentaient, elles changeraient elles-mêmes la loi au lieu d’en demander la réforme.

La force morale du gouvernement qu’elles attaquent s’en trouve très augmentée ; la leur, fort affaiblie.

En Europe, il n’y a presque point d’associations qui ne prétendent ou ne croient représenter les volontés de la majorité. Cette prétention ou cette croyance augmente prodigieusement leur force, et sert merveilleusement à légitimer leurs actes. Car quoi de plus excusable que la violence pour faire triompher la cause opprimée du droit ?

C’est ainsi que dans l’immense complication des lois humaines il arrive quelquefois que l’extrême liberté corrige les abus de la liberté, et que l’extrême démocratie prévient les dangers de la démocratie.

En Europe, les associations se considèrent en quelque sorte comme le conseil législatif et exécutif de la nation, qui elle-même ne peut élever la voix ; partant de cette idée, elles agissent et commandent. En Amérique, où elles ne représentent aux yeux de tous qu’une minorité dans la nation, elles parlent et pétitionnent.

Les moyens dont se servent les associations en Europe sont d’accord avec le but qu’elles se proposent.

Le but principal de ces associations étant d’agir et non de parler, de combattre et non de convaincre, elles sont naturellement amenées à se donner une organisation qui n’a rien de civil, et à introduire dans leur sein les habitudes et les maximes militaires : aussi les voit-on centraliser, autant qu’elles le peuvent, la direction de leurs forces, et remettre le pouvoir de tous dans les mains d’un très petit nombre.

Les membres de ces associations répondent à un mot d’ordre comme des soldats en campagne ; ils professent le dogme de l’obéissance passive, ou plutôt, en s’unissant, ils ont fait d’un seul coup le sacrifice entier de leur jugement et de leur libre arbitre : aussi règne-t-il souvent dans le sein de ces associations une tyrannie plus insupportable que celle qui s’exerce dans la société au nom du gouvernement qu’on attaque.

Cela diminue beaucoup leur force morale. Elles perdent ainsi le caractère sacré qui s’attache à la lutte des opprimés contre les oppresseurs. Car celui qui consent à obéir servilement en certains cas à quelques uns de ses semblables, qui leur livre sa volonté et leur soumet jusqu’à sa pensée, comment celui-là peut-il prétendre qu’il veut être libre ?

Les Américains ont aussi établi un gouvernement au sein des associations ; mais c’est, si je puis m’exprimer ainsi, un gouvernement civil. L’indépendance individuelle y trouve sa part : comme dans la société, tous les hommes y marchent en même temps vers le même but ; mais chacun n’est pas tenu d’y marcher exactement par les mêmes voies. On n’y fait point le sacrifice de sa volonté et de sa raison ; mais on applique sa volonté et sa raison à faire réussir une entreprise commune.

Sources

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1835]. Paris : Pagnerre, 1848, tome 2, 2e partie, chap. 4. Full text online.