To Horace Walpole (1773)

Du Deffand, Marie
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Jean-François de Troy, Lecture dans un salon, dit La Lecture de Molière, collection privée ( 74 x 93 cm), non daté.

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" J'ai pris une résolution que j'espère soutenir, parce que je m'en trouve assez bien, c'est de vivre au jour le jour, de ne pas penser au lendemain, de ne croire aux amitiés, ni aux inimitiés, enfin de suivre la maxime de ma grand'tante, de prendre le temps comme il vient, et les gens comme ils sont."

From Madame Du Deffand, Sunday 8 August 1773  

Paris, ce 8 aout 1773.

Vous avez grand tort de me consulter ; vous ne savez donc pas comment je juge ? par deux sensations, ennui ou plaisir; jamais je n'examine les causes. Vous pouvez avoir toute raison dans vos critiques. Si nos théâtres vous paraissent froids ou plats, ils ne valent rien pour vous. J'ai seulement fait une remarque, c'est que la disposition où nous nous trouvons influe beaucoup sur les impressions que nous recevons, et en conséquence sur les jugements que nous portons ; je crois que vous en conviendrez. Il me semble que la comparaison que vous faites de l'effet que vous aurait fait une pendule dans trois âges différents peut s'appliquer à ce que je viens de dire.

Je ne puis pas sentir le mérite de Shakespeare; mais comme j'ai beaucoup de déférence pour vos jugements, je crois que c'est de la faute des traducteurs. A l'égard de vos romans, j'y trouve des longueurs, des choses  dégoûtantes, mais une vérité dans les caractères ( quoiqu'il y en ait une variété infinie ) qui me fait démêler dans moi-même mille nuances que je n'y connaissais pas. Pourquoi les sentiments naturels ne seraient-ils pas vulgaires? N'est-ce pas l'éducation qui les rend grands et relevés? Dans Tom Jones, Alvorty, Blifil, Square, et surtout madame Miller ne sont-ils pas d'une vérité infinie ? et Tom Jones, avec ses défauts et malgré toutes les fautes qu'ils lui font commettre, n'est-il pas estimable et aimable autant qu'on peut l'être? Enfin, quoi qu'il en soit, depuis vos romans, il m'est impossible d'en lire aucun des nôtres. A l'égard de notre théâtre, je ne m'éloigne pas de votre façon de penser ; mais Athalie me paraît une très-belle pièce, et je trouve de grandes beautés dans Andromaque; le style de Racine a une élégance charmante, mais qui peut-être n'est sentie que par nous. Il y a des beautés dans Corneille qui ressemblent beaucoup ( à ce que j'imagine ) à plusieurs traits de votre Shakespeare. Il ne me faut pas des choses aussi fortes qu'à vous : le choc-des grandes passions me causerait sans doute beaucoup d'émotion, mais cela n'est pas nécessaire pour m'intéresser. Le jeu ... (ce n'est point le mot propre, je n'en puis trouver d'autre) des intérêts, des goûts et des sentiments ordinaires, quand ils sont bien nuancés comme dans Richardson, suffit pour m'occuper et me plaire infiniment. Voilà ce que j'ai pu débrouiller sur ce que je pense; vous n'en serez pas satisfait ; mais songez à mon âge et à la faiblesse de mon génie.

J'ai reçu ces jours-ci une grande lettre de Voltaire, et je n'en suis point bien aise, parce qu'il a fallu répondre.

M. de Beauvau est revenu de Chanteloup. Il m'a donné de très-mauvaises nouvelles de l'état de la grand'maman; elle s'affaiblit , elle maigrit ; je souffre beaucoup d'être séparée d'elle, et d'autant plus qu'elle me désire.

Le voyage de Compiègne ne m'a pas causé autant d'ennui que je le craignais ; j'ai eu moins de monde, mais j'ai été rarement seule. J'ai pris une résolution que j'espère soutenir, parce que je m'en trouve assez bien, c'est de vivre au jour le jour, de ne pas penser au lendemain, de ne croire aux amitiés, ni aux inimitiés, enfin de suivre la maxime de ma grand'tante, de prendre le temps comme il vient, et les gens comme ils sont. Je suis très contente actuellement du temps qu'il fait a cause de vos projets de voyage et que je crois que le froid et l'humidité vous sont fort contraires. Est-ce que vous n'irez point dans vos terres, c'est-a-dire dans celles de votre neveu? Vous ne m'en parlez plus.

Je suis fâchée de la goutte du Craufurd, je ne lui écris plus. Je ne sais s'il est sourd, mais comme il est muet, cela m e suffit.

J'avais beaucoup entendu parler de madame Beauclerc ; c'est, dit-on, la femme du monde qui a le plus d'esprit ; elle a eu la gloire de vous amuser, et cela me le prouve.

J'ai reçu une lettre de madame de Crewe, fort naturelle, fort tendre, fort obligeante, et d'assez bon français. Je croirais assez qu'elle avait pris plus de goût pour moi que n'en avait sa mère, qui me paraissait craindre que j'eusse quelque part dans les attentions qu'on avait pour. elle. Mon petit logement est actuellement occupé par une comtesse de Bausset : Jarente est son nom, sœur de madame de la Reynière, haute de cinq pieds sept pouces , belle, bien faite, très-pauvre , très-raisonnable, parlant de tout facilement et bien, mais à qui cependant je ne trouve rien à dire; je ne sais combien elle restera ici; cela dépend des affaires qui l'y amènent.

Il me semble que je n'ai plus rien à vous dire; j'ai répondu à tous les articles de votre lettre, j'aimerais que cela vous servît d'exemple.

II faut que je corrige un endroit de a lettre, c'est sur le mot vulgaire : vous entendez par là des sentiments bas ; en effet, c'est sa signification : c'est moi qui ai eu tort en le prenant pour des sentiments ordinaires; mais Richardson n'a point donné des sentiments vulgaires à Pamela, à Clarisse, à Grandison, etc., etc.; il n'en donne jamais de plus grands que nature; et moi, malgré le goût que vous me supposez pour le romanesque, j'aime mieux les sentiments du peuple que ceux des héros de nos romans, tels que dans la Calprenède, et de je ne sais combien d'autres auteurs, comme Scudéry, etc.; mais pour Quinault, j'en ferai toute ma vie un cas infini, parce qu'il n'est jamais par delà le vrai.

Sources

Text taken from Lettres de la marquise Du Deffand à Horace Walpole, écrites dans les années 1766 à 1780 : auxquelles sont jointes des lettres de Mme Du Deffand à Voltaire, écrites dans les années 1759 à 1775, publiées d'après les originaux déposés à Strawberry-Hill. Paris : Firmin-Didot frères, 1864, tome 1, p. 498-501. Full volume in Gallica. Text with notes in the Yale edition of Horace Walpole's correspondence.