Liaisons dangereuses (1779)

Choderlos de Laclos, Pierre
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Charles Monnet, Illustration of Pierre Choderlos de Laclos' Dangerous Liaisons’ Letter 10 « O mon ami, lui dis-je… Pardonne-moi mes torts, je veux les expier à force d’amour » (Londres, i.e. Paris, 1796).

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"Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà des talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir."

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

[…]

Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées? Quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes? Je dis mes principes, et je le dis à dessein: car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude; ils sont le fruit de mes profondes réflexions; je les ai créées, et je puis dire que je suis mon ouvrage.

Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait à me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher.

Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler; forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré; j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su prendre sur ma physionomie, cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné. […]

Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le caractères des physionomies; et j’y gagnai ce coup d’œil pénétrant, auquel l’expérience m’a pourtant appris à ne pas me fier entièrement, mais qui, en tout, m’a rarement trompée.

Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà des talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir. […]

Cependant, je l’avouerai, je me laissai d’abord entraîner par le tourbillon du monde, et je me livrai toute entière à ses distractions futiles. Mais au bout de quelques mois, M. de Merteuil m’ayant menée à sa triste campagne, la crainte de l’ennui fit revenir le goût de l’étude, et ne m’y trouvant entourée que de gens dont la distance avec moi me mettait à l’abri de tout soupçon, j’en profitai pour donner un champ plus vaste à mes expériences. Ce fut là, surtout, que je m’assurai que l’amour que l’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte.

La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations; il fallut le suivre à la ville, où il venait chercher des secours. Il mourut, comme vous savez, peu de temps après, et quoiqu’à tout prendre, je n’eusse pas à me plaindre de lui, je n’en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu’allait me donner mon veuvage, et je me promis bien d’en profiter.

Ma mère comptait que j’entrerais au couvent, ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l’un et l’autre parti, et tout ce que j’accordai à la décence, fut de retourner dans cette même campagne, où il me restait encore quelques observations à faire.
Je les fortifiai par le secours de la lecture: mais ne croyez pas qu’elle fût toute du genre que vous la supposez. J’étudiai nos mœurs dans les romans; nos opinions dans les philosophes; je cherchai même dans les moralistes les plus sévères ce qu’ils exigeaient de nous, et je m’assurai ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser, et de ce qu’il fallait connaître. Une fois fixée sur ces trois objets, le dernier seul présentait quelques difficultés dans son exécution; j’espérai les vaincre, et j’en méditai les moyens. […] 

Alors je commençai à déployer sur le grand théâtre, les talents que je m’étais donnés. Mon premier soin fut d’acquérir le renom d’invincible. Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaisaient point furent toujours les seuls dont j’eus l’air d’accepter les hommages. Je les employais timidement à me procurer les honneurs de la résistance, tandis que je me livrais sans crainte à l’amant préféré. Mais, celui-là, ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me suivre dans le monde; et les regards du cercle ont été, ainsi, toujours fixés sur l’amant malheureux

Sources

Text taken from Pierre Choderlos de Laclos, “Lettre LXXXI - La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont”, Les Liaisons dangereuses, précédé d’une étude par Jean Giraudoux, Paris, Stendhal et Compagnie, 1932, p. 271-278. Disponible sur Gallica au lien https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9739561j/f23.item#