Letter to D'Hemery (1753)

Fréron, Elie
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Jean-Louis Baptiste Oudry, Le Singe et le léopard, dessin pour l’illustration des Fables de La Fontaine, 1732, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques.

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En général tout le spectacle fut bien exécuté et fit beaucoup de plaisir. Mademoiselle fut très contente ainsi que toute sa Cour aussi bien que M. le Duc d'Orléans. Cela finit à 10 heures. On alla se mettre à table ; celle des Princes étoit de quarante couverts et il y en avoit deux autres de cinquante chacune. 

A Paris, ce 12 Octobre 1753

M. le Duc d'Orléans a couché à Berny la nuit du jeudi au vendredi. Hier matin il chassa, et tua beaucoup de gibier. Sur les six heures du soir arriva Mademoiselle, et la comédie commença presqu'aussitôt. La première pièce fut celle du Chevalier Laurès intitulée Aglaé ou la Statue. Mlle Gaussin y joua supérieurement. Cette petite pièce m'a paru assez ingénieuse et agréable, quoiqu'elle ressemble assez à l'Oracle et à Pygmalion. La seconde pièce qu'on joua est l'Amant auteur et valet, qui a été représentée pour la première fois par les Italiens il y a sept ou huit ans, et qu on joue souvent; elle est extrêmement jolie. Dromgold y faisoit le principal rôle; il joue très froidement. Laujon faisoit un rôle de valet, et il fut fort applaudi. Il a réellement du talent pour jouer la Comédie. Le rôle d'amoureuse fut rempli par Mademoiselle Lamy; c'est une jeune actrice attachée au théâtre de Berny. Elle joue avec intelligence; elle est un peu froide. La troisième et dernière pièce fut la Grotte des spectacles. Elle est de la composition de M. le Comte de Clermont lui même, et en vérité il y a beaucoup d'esprit, de sentiment et de style. Cette grotte est habitée par un Génie qui a la prérogative de voir se représenter à ses yeux dans sa grotte tous les événemens qui arrivent dans le monde. Le Génie voit dans un tableau que sa maîtresse l'aime, et il l'épouse. Cette petite pièce étoit mêlée de danses et de chants. M. du Montoset, Capitaine des Gardes du Prince y joua le rôle du Génie, Mlle Lamy celui de l'amoureuse, et le triste Dromgold celui du confident; il y eut à la fin un ballet général de la composition de Mlle le Duc; elle y dansa elle même en homme avec un masque. En général tout le spectacle fut bien exécuté et fit beaucoup de plaisir. Mademoiselle fut très contente ainsi que toute sa Cour aussi bien que M. le Duc d'Orléans. Cela finit à 10 heures. On alla se mettre à table ; celle des Princes étoit de quarante couverts et il y en avoit deux autres de cinquante chacune. On a compte que M. le Comie de Clermont a eu ce jour là deux cent cinquante bouches à nourrir. Mademoiselle partit après souper; elle n'assista point à la Parade qui se fit à deux heures après minuit. Elle fut excellente. Mlle Gaussin y joua supérieurement le rôle du bon homme Cassandre, M. le Duc d'Orléans celui de Gilles, le Chevalier d'Amezan celui du biau Léandre, Laujon, Mlle Zizabelle très bien. M. le Comte de Clermont y joua lui-même pour la première fois de sa vie un rôle de marchande de tisanne ; il crioit sur le théâtre à la fraîche. Cela faisoit la meilleure figure du monde. Il étoit précisément fagoté comme une femme de la halle, en jupon croté et pet-en-l'air; il fit mourir de rire tout le monde. Laujon avoit mêlé dans la parade un petit compliment pour M. le Duc d'Orléans, qui ne s'y attendoit pas. Le sujet de la parade est l'Ambassadeur de Perse. C'est le bon homme Cassandre qui veut absolument marier sa fille au fils du Sophi de Perse. Le biau Léandre se déguise en ambassadeur de Perse, et épouse au nom du fils de Sophi la charmante Zizabelle. Cela fut très bien joué, et on rit beaucoup. Il y avoit un monde prodigieux. M. le Duc d'Orléans étoit enchanté ainsi que M. le Comte de Clermont. Tout cela finit à quatre heures du matin. M. le Duc d'Orléans est revenu à Paris. Il est certain qu'il se trame quelque chose par rapport à l'affaire de M. le Prince de Soubise; M. le Duc d'Orléans arriva jeudi à six heures du soir à Berny, et fut enfermé avec M. le Comte de Clermont et quelques seigneurs jusqu'au souper. Je n'ai point vû l'abbé d'Estrées dans tout cela, ni n'en ai entendu parler. Peut être a-t'il la politique de ne point se montrer exprès, pour ne pas donner de soupçons.

Bougainville caballe urieusement pour l'Académie Françoise. La Reine le protège, et on prétend que le Président Hénault a engagé Sa Majesté à faire dire de sa part aux Académiciens qu'elle s'intéressoit à Bougainville,

Auffray a fait un conte sur la création des femmes. Le voici.

(Ne croyons pas « le vulgaire sentiment pour qui Eve « Sortit d'une côte d Adam ». Ne croyons pas davantage « cet homme un peu malin > pour qui Dieu

Ne fit la gente féminine
Qu'avec les autres animaux.

Croyons plutôt cet autre pour qui Dieu, s'il ne créa pas toute la femme, du moins se réserva

Ces endroits qui savent nous plaire,
Et que bien il enjoliva :
Comme qui diroit, par exemple,
La gorge, ces deux jolis monts
Que l'homme chérit et contemple,
Lorsqu'ils sont petits, blancs, et ronds.
En même tems, il fit le ventre,
Ensuite le joyeux vallon,
Et puis après l'agréable Antre,

Joviale et douce prison.

C'est donc la tête que Dieu se refusa de construire, s'en remettant pour cela à « Messer Satanus . Aussi

Femmes n'ont souvent tête saine
Comme souvent nous l'éprouvons;
Toutes sont de malins démons,
Disoit le sage La Fontaine).

Sources

Text taken from Elie-Catherine Fréron, Jean Balcou, Le dossier Fréron: correspondances et documents. Librairie Droz, 1975, p. 50-52, Lettre de Fréron à d’Hemery, datée du 12 octobre 1753. Transcription by Alain Kerhervé.