Voltaire to D'Argental (1762)

Voltaire
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Jean Huber, 'Un dîner de philosophes', Voltaire Fondation, 1772.

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"Mais que faire de trois cents personnes au milieu des neiges, à minuit que le spectacle a fini ? Il a fallu leur donner à souper à toutes ; ensuite il a fallu les faire danser : c'était une fête assez bien troussée."

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Ferney, 8 mars.

A M. Le Comte d'Argental.                                                                                                                  

Paire d'anges, madame Scaliger est plus que Scaliger; elle a du génie : je suis plein de reconnaissance et de vénération. C'est encore peu que du génie, elle est bon génie. Assez de dames disent leurs dégoûts, assez disent, en tournant la tête : Ah ! l'horreur ! et puis vont jouer et souper ; mais trouver le mal et le remède, cela n'est pas du train ordinaire. Je ne peux encore prendre un parti sur ce qu'elle propose ; j'avais fait ce Cassandre ou cette Olympie uniquement pour le cinquième acte. Je voulais hasarder de faire voir une femme mourant de douleur ; je me disais : Le président Hénault, dans son petit livre, fait mourir vingt ministres de chagrin ; pourquoi Statira n'en mourrai-elle pas ? En la peignant, surtout dès le second acte, accablée de ses douleurs, et languissante, et invoquant la mort, et n'attendant que ce moment, cela n'était-il pas cent fois plus touchant, cent fois plus naturel que de faire expirer de douleur, en un seul vers et d'une seule bouchée, une sotte princesse, dans Suréna? Ah! que cela est beau ! disaient les cornéliens que j'ai vus dans ma jeunesse : Non, je ne pleure point, madame; mais je meurs. Et moi je dis, que cela est froid ! que cela est pauvre ! Ah ! ce que je commente ne me plaît guère. Enfin pourquoi un bûcher ne vaudrait-il pas le pont aux ânes du coup de poignard ?

Pourquoi, avant-hier, un acteur qui lisait la pièce aux autres acteurs qui vont la jouer chez moi, dans huit jours, nous fit-il tous fondre en larmes ? Attendons ces huit jours ; laissez-moi jouer la pièce telle que je l'ai achevée, laissez-moi reprendre mes esprits ; je n'en peux plus, je sors du bal, ma tête n'est point à moi. — Un bal, vieux fou ? un bal dans tes montagnes? et à qui l'as-tu donné ? aux blaireaux ?— Non, s'il vous plaît ; à très-bonne compagnie; car voici le fait : nous jouâmes hier le Droit du seigneur, et cela sur un théâtre qui est plus joli, plus brillant que le vôtre assurément. Notre théâtre est favorable aux cinquièmes actes ; la fin du quatrième fut reçue très froidement, comme elle mérite de l'être ; mais à ces vers, Je vais partir... Je ne partirai plus ; Avouez donc la gageure perdue... J'aime... Eh bien donc régnez ; à ces vers si vrais, si naturels, si indignement retranchés, il partait des applaudissements des mains et du cœur. J'avoue que la pièce est bien arrondie; mais enfin c'est notre cinquième acte qui a plu. A des Allobroges, direz-vous : non ; à des gens d'un goût très sûr, et dont l'esprit n'est ni frelaté ni jaloux, qui ne cherchent que leur plaisir, qui ne connaissent pas celui de critiquer à tort et à travers, comme il arrive toujours à Paris à une première représentation, comme il arriva à l'Enfant prodigue, à Wanine, à Sémira mis, à Mahomet, à Zaïre, oui à Zaïre. On est assez lâche pour céder quelquefois à d'impertinentes critiques ; on sacrifie des traits noblement hasardés aux quels le public s'accoutumerait en quatre jours. Il y a un beau milieu à tenir entre l'obstination contré les critiques des sages, et l'esclavage de la critique des fous. Vous êtes mes sages, mais soyez fermes. Oui, le Droit du seigneur a enchanté trois cents personnes de tout état et de tout âge, seigneurs et fermiers, dévotes et galantes. On y est venu de Lyon, de Dijon, de Turin. Croiriez-vous que mademoiselle Corneille a enlevé tous les suffrages ? Comme elle était naturelle, vive, gaie ! comme elle était maîtresse du théâtre, tapant du pied quand on la sifflait mal à propos! Il y a un endroit où le public l'a forcée de répéter. J'ai fait le bailli, et, ne vous déplaise, à faire pouffer de rire. Mais que faire de trois cents personnes au milieu des neiges, à minuit que le spectacle a fini ? Il a fallu leur donner à souper à toutes ; ensuite il a fallu les faire danser : c'était une fête assez bien troussée. Je ne comptais que sur cinquante personnes ; mais passons, c'est trop me vanter.

Nous jouons Cassandre dans huit ou dix jours; je vous dirai l'effet. Comptez que nous sommes très bons juges, parce que nous sommes la nature pure et éclairée ; fiez-vous à nous.

Je reviens de Cassandre à mon impératrice. Je svais bien qu'Ivan Schouvalof, mon favori et celui d'Élisabeth, avait raccommodé la princesse impériale avec la mourante ; mais on me dit que dans le fond il est fort mal avec l'empereur germanico-russe, aujourd'hui buvant et régnant. C'est son cousin de l'artillerie qui était en grâce; il n'y est plus; il vient de mourir.

Cet empire russe deviendra l'arbitre du nord; je vous en avertis, messieurs les Français.

Faut-il que les Anglais se moquent partout de vous ? Il y a là un Keate qui sait boire, qui a captivé l'empereur, et votre B.... n'a captivé personne. Ah! pauvres Français, avec vos vaisseaux de province, vous êtes dans le temps de la décadence, et vous y serez long temps! Faites votre provision de café et de sucre; vous le paierez cher avant qu'il soit peu.

Mes anges, neige-t-il à Paris ? 

Mille tendres respects.

V. la créature.

Sources

Lettre de Voltaire aux d’Argental, datée du 8 mars [1762], D10366. Oeuvres complètes / de Voltaire. v. 62. Full volume from HATHITRUST.